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« Tu fais une vidéo ? Bravo »

Le droit à l’oubli sur internet, un outil pour lutter contre la violence du web. 

Vittorio Pessin | Le Délit

Tiziana Cantone, une jeune italienne de 31 ans s’est récemment donnée la mort, après qu’une vidéo intime d’elle soit devenue virale sur le web. Revenons quelques temps en arrière. Publiée par des individus proches de son ex-compagnon, ladite vidéo est ensuite partagée — sans le consentement de la principale concernée — puis visionnée des millions de fois à travers le globe. Les médias italiens n’ont alors aucune pitié : « N’est-ce qu’une campagne promotionnelle d’une nouvelle star porno ?» demande l’un, « Pourquoi s’est-elle filmée cette idiote, elle n’avait qu’à garder cette vidéo secrète » martèle l’autre. La jeune femme, elle, vit un cauchemar. Sa photo est partout dans les médias et les plateaux de télévision ne parlent que d’elle. Sa vie se transforme en enfer, au point qu’elle ne peut plus sortir de chez elle sans se faire harceler ou pointer du doigt. Certains iront même jusqu’à lui cracher au visage. Incapable de vivre dans cette horreur, Cantone démissionne de son emploi et déménage chez l’une de ses tantes pour obtenir un peu de répit. Comble du malheur, la justice italienne lui impose alors une amende de plus de 20 000 euros (environ 30 000 dollars canadiens) pour avoir « tourné » des vidéos allant à l’encontre des mœurs publiques. 

Consentement à deux vitesses

Selon les différents médias qui ont enquêté sur cette triste histoire, Cantone aurait envoyé les vidéos de ses ébats à son ex-copain et quelques connaissances intimes afin de rendre jaloux ce dernier. Dans l’une de ces vidéos, la jeune femme regarde vers la caméra et déclare : « Tu fais une vidéo ? Bravo ». Consentante au moment du tournage de cette vidéo intime, la jeune italienne a ensuite vu sa vie se transformer en enfer lorsque cette vidéo s’est retrouvée sur des sites pornographiques, puis dans les médias locaux. Cette phrase fut reprise dans de nombreuses vidéos satiriques, mais aussi sur des chandails, autocollants et autres matériaux promotionnels qui n’étaient aucunement reliés à Cantone. Selon les médias italiens, l’effronterie de la jeune femme sur les vidéos a choqué de nombreux citoyens, comme si cette désinvolture pouvait justifier la violation de sa vie privée et la cyber-intimidation dont elle fut victime. 

Facebook, Google, complices ?

Par le biais de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), les résidents des États membres de l’UE peuvent depuis mai 2014 exiger de la part des responsables de traitements de données tel que Google la suppression de liens vers des données considérés comme étant « inadéquates, non pertinentes ou excessives au regard des finalités du traitement et du temps qui s’est écoulé. » À travers ce jugement, les individus peuvent donc demander que le matériel qui porte atteinte à leur réputation soit « caché » du web. Surnommé le droit à l’oubli, celui-ci peut cependant porter atteinte à la liberté d’expression et d’information. De nombreux organismes tel que la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) ou même Google et Facebook dénoncent ce droit. Selon eux, le droit à l’oubli constitue une « menace » à la liberté de presse car certaines informations véridiques, mais négatives, pourraient alors être retirées, ce qui diminuerait l’accès à une information juste et légale. Dans sa pénible descente en enfer, Cantone a donc demandé à cette même justice italienne de retirer la vidéo des Internets et de la bloquer dans les moteurs de recherches.        

Après des mois d’attentes, la jeune italienne est finalement parvenue à faire plier les géants numériques. Toutefois, les délais judiciaires étant extrêmement longs — des mois — le mal était déjà fait ; à peu près tout le monde en Italie avait entendu parler de cette vidéo ou de la jeune Tiziana. La situation vire alors au psychodrame médiatique, où les journalistes et les politiciens s’improvisent en experts puritains. Entre temps, les hommes qui se trouvaient dans les vidéos avec la jeune femme ne furent nullement inquiétés, démontrant par la même occasion le cruel double standard de la violence du web.

L’explosion du « revenge porn »

Conséquence inévitable de la surutilisation des réseaux sociaux, le phénomène du « revenge porn » semble prendre une ampleur inquiétante. Pour rendre son partenaire jaloux, prouver son « nouveau » bonheur ou même humilier un ancien amant, ce geste est souvent effectué dans des moments de colère, d’émotion ou même de tristesse, ce qui peut affecter considérablement le jugement de l’individu. Toutefois, ces moments de manque de clairvoyance ne peuvent justifier les violences qui suivent souvent de tels événement. Pour les femmes à travers le monde, filmer ou photographier ses relations intimes peut être synonyme de danger. Le fardeau retombe rarement sur l’homme.

La notion du consentement ne doit pas s’arrêter aux moments intimes, elle doit aussi s’appliquer à la diffusion de tout contenu conséquent tel que les nudes ou les vidéos. Toutefois, une fois que ce type de contenu se retrouve sur le net, il existe très peu ou aucun recours pour en arrêter la diffusion. Présentement, au Canada, le droit à l’oubli sur Internet n’existe pas. Ainsi, si un individu dévoile des photos intimes sur la toile, il se retrouvera démuni s’il veut corriger le tir. Le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada a lancé une consultation et une demande d’articles sur le thème de la réputation en ligne en janvier 2016. Les conclusions de ce rapport devraient alors servir à l’ébauche d’un nouveau projet de loi dans l’optique de combler les lacunes du système judiciaire. Le plus grand enjeu sera de trouver le juste milieu entre la protection de la réputation en ligne et la liberté de presse. 

L’histoire de Tiziana rappelle tristement celle d’Amanda Todd, cette canadienne de quinze ans qui s’est enlevée la vie en 2012 après qu’un individu eût également partagé une photo d’elle sur le net. Bien que les deux situations comportent de nombreuses différences, le constat est malheureusement similaire : la violence du web affecte disproportionnellement les femmes. Le manque de recours juridique et de soutien moral est d’autant plus qu’inquiétant dans de telles situations. Les femmes se retrouvent humiliées, elles culpabilisent, ne savent pas à qui demander de l’aide et se retrouvent seules face à leur sort, forcées de subir. Il est temps que la situation change. 


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