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De la réalité virtuelle au monde réel

L” « Airspace » : ou comment Kim Kardashian change un peu plus notre mode de vie. 

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Mahaut Engérant | Le Délit

La semaine passée, Kim Kardashian, une des personnalités de téléréalité les plus influentes de notre ère, publiait une photo parmi tant d’autres sur son compte Instagram. On peut la voir dans une de ses poses habituelles, allongée sur un canapé dans un beau penthouse new-yorkais. Le plus important dans cette publication n’est cependant ni la pose, ni la photo. Il s’agit de la légende qui signale :  « tout juste arrivés dans notre penthouse à NYC. Merci @airbnb de nous offrir notre maison loin de notre maison.»

Cette publication est probablement le fruit d’une collaboration entre la plateforme communautaire de location de logements de particuliers à travers le monde, et la star des réseaux sociaux. Le slogan d’Airbnb « Bienvenue à la maison » prend ici tout son sens. 

L’entreprise exhibe en effet fièrement dans ses actions publicitaires le caractère authentique que les voyageurs peuvent trouver en utilisant les services de la plateforme plutôt qu’en se rendant dans un hôtel. C’est donc une expérience de voyage complète et dépaysante qui est ici promue, alors que le voyageur est tel un invité chez l’hôte, puisque il peut profiter des mêmes endroits insolites que les riverains, entre cafés et restaurants… Toutefois cette authenticité made in Airbnb peut être remise en question.

Tous et chacun peuvent d’ailleurs en avoir fait l’expérience et constater que dans de nombreux intérieurs d’appartements loués à travers le monde se retrouvent les mêmes designs, les mêmes matières, derrière une façade originale. Des murs clairs, du bois brut, des tapis à motifs, des sols dépouillés, des étagères ouvertes : un style scandinave neutre « industriel et milieu de siècle sans que ça n’ait l’air encombre et vieux » comme le décrit Natacha Folens, décoratrice d’intérieur et consultante pour Airbnb. Du minimalisme dans toutes les facettes de l’aménagement intérieur mais aussi de l’aménagement urbain.

De la technologie au monde réel

Ce phénomène a un nom, et ne s’applique pas uniquement à  Airbnb : l’Airspace.

Un concept expliqué par le journaliste de The Verge, Kyle Chayka dans Welcome to the airspace. L’Airspace est le modelage de l’espace physique par la technologie. Autrement dit, c’est la nouvelle géographie créée par la technologie, ou comment des applications telles qu’Airbnb et Instagram produisent une harmonisation des goûts. Les réseaux sociaux en général et les applications mobiles plus particulièrement, ont depuis quelque temps déjà modifié nos habitudes sur Internet, via plus de services et de ressources. Cependant ils commencent maintenant à avoir une influence sur notre monde physique et nos comportements. Quelques exemples que Kyle Chayka donne dans son article aident à comprendre le concept : Waze, l’application pour éviter les embouteillages, redirige les automobilistes sur de nouvelles routes, dans des quartiers où aucune voiture ne passait alors.  Airbnb envoie des touristes internationaux dans des quartiers on ne peut plus résidentiels, et Instagram convertit de tels comportements en mode de vie. Instagram et Facebook sont en effet les nouveaux panneaux publicitaires de notre mode de vie. Sur Facebook, plus de 1,6 millards de personnes évoluent dans le même espace virtuel constitué de leur fil d’actualité et sont atteintes par les mêmes publications ; encore plus avec la grandissante ambition de Facebook et Instagram d’incorporer des publications « sponsorisés » à celles de nos amis virtuels. Le fait que ces applications soient maintenant ce qui nous apporte un lien émotionnel et social leur donne justement tout ce pouvoir de créer et modeler l’Airspace.

Kim Kardashian partage donc sa belle photo de l’appartement parfait, comme tant d’autres célébrités et blogueurs influents, et touche un large public, plutôt diver. Ses abonnés reçoivent ce flux d’inspiration parmi tant d’autres dans leur fil d’actualité et s’en inspirent évidemment aux quatre coins du monde, reproduisant cet esthétique homogénéisé.

Les sensibilités changent, dans un mouvement qui s’éloigne de la différence pour se rapprocher de la similitude. Ces nouvelles sensibilités esthétiques et culturelles se développent et touchent de nouvelles cibles à travers les médias sociaux, où tout un chacun agit comme une « Kim Kardashian » à son échelle, et peut prendre la même photo du même cappuccino crémeux sur une table de bois vintage avec la même lumière faussement industrielle.

L’Airspace, est-ce si grave que ça ?

Il semble que oui, et pour plusieurs raisons. D’un côté cette uniformité transcendant les distances permet à ceux qui changent d’endroit si souvent de voyager sans frustration ou désagrément, d’être partout dans le monde, dans la même ambiance rassurante, sans avoir à faire l’effort de s’acclimater. Cette situation bénéficie certes à une partie de la population aisée, comme les hommes et femmes d’affaires qui ne voyagent pas dans le but de trouver un certain dépaysement. On ne peut pas en dire autant des voyageurs de classe moyenne : ils se retrouvent avec ce style Airbnb international qui appartient plus à un espace générique, se cachant derrière une façade faussement authentique. Cependant, au delà du problème de l’authenticité et de la recherche de dépaysement avortée, des problèmes psychologiques et sociaux accompagnent le phénomène. La dépersonnalisation dans le sens psychologique du terme est inévitable quand on constate que tous les goûts sont les mêmes, et mènent à une perte du sens de l’identité personnelle : quels seraient véritablement les goûts des personnes qui partagent tous la même photo du même café s’ils avaient accès à des influences diverses et non filtrées ? L’Airspace, socialement parlant, est contre la différence : il va à contre-courant de ce phénomène qui permet le contact humain. Être dans la même situation de confort partout nous encourage à rejeter l’échange avec de nouvelles personnes et à ne pas être curieux dans de nouveaux lieux.

Ceux qui sont financièrement capables de voyager et de diffuser cette idée de l’esthétique et de la culture sont souvent des personnes privilégiées, issues de différents endroits du monde où la culture occidentale est ancrée. L’Airspace exclut donc tous les pays qui n’ont pas cette culture, en répandant la culture occidentale, bien que de nombreux voyageurs se rendent en fait dans ces pays pour prétendument découvrir ces cultures.

Au-delà de l’Airspace

L’Airspace n’est pas un phénomène nouveau, il s’agit d’un processus commencé dans les années 80 avec les débuts de la mondialisation, et qui s’est par la suite intensifié avec la naissance d’Internet. L’effet que peuvent avoir de telles plateformes virtuelles est intéressant, mais doit-il modifier notre géographie et homogénéiser toutes nos cultures, nous empêchant de nous ouvrir et de partir à la découverte des autres, ailleurs ? Il ne nous reste plus qu’à aller à contre-courant de ce phénomène, à continuer de voyager, et de rester curieux, en usant de ces plateformes de la bonne manière.


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