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Point de bascule pour la politique américaine

Les conventions finies, les Etats-Unis se retrouvent face à leur(s) démon(s).

Mahaut Engérant | Le Délit

Le jeudi 28 juillet à Philadelphie en Pennsylvanie, le rideau de la Convention démocrate 2016 se ferme, Hillary Clinton devient officiellement la première femme candidate d’un parti majeur, le Parti démocrate, aux élections présidentielles étatsuniennes. Cette nomination oppose l’ancienne secrétaire d’État au candidat républicain Donald Trump, nommé à Cleveland dans l’Ohio la semaine passée. Ce sont leurs noms que les américains auront entre les mains dans l’intimité de l’isoloir le 8 novembre prochain.

Chacun fut nommé dans le respect de la tradition, par les délégués (et super-délégués chez les démocrates) de son parti respectif. Tous les quatre ans, le Parti républicain et le Parti démocrate organisent pendant plusieurs mois, état par état, un processus de présélection des candidats à l’investiture en élisant des délégués. Ces délégués s’engagent auprès d’un candidat, et sont élus via des caucus, où les sympathisants se regroupent physiquement autour des représentants des candidats de leur parti pour délibérer et ensuite voter à main levée ; ou via des primaires, des élections qui peuvent être ouvertes à tous les Américains ou restreintes aux seuls sympathisants ou militants de ce parti.

La fin d’un long processus de primaires

Les conventions des partis rassemblent durant plusieurs jours tous les délégués qui élisent officiellement les candidats qui défendront leur couleur. Ces conventions sont des moments de promotion privilégiés pour ces derniers ; puisque viennent s’ajouter aux politiciens des personnalités diverses, issus de milieux professionnels et culturels différents, réunis par une ambition commune : défendre leur candidat de prédilection et persuader le public d’en faire de même en usant de leur crédibilité et de leur renommée aux yeux de l’électorat américain.

Chez les Démocrates comme chez les Républicains, le vainqueur est le candidat qui emporte le soutien de la majorité des délégués de son parti. Côté démocrate, il faut 2383 délégués pour gagner. Hillary Clinton fut soutenue par 2,842 délégués, son opposant Bernie Sanders par 1,865 et 56 délégués décidèrent de ne pas se prononcer. Donald Trump devait obtenir 1237 délégués pour obtenir la nomination républicaine. Il l’emporta par une écrasante majorité absolue, en récoltant 1 725 voix, soit 70 % des délégués.

La fin des conventions laisse le pays dans une situation non-conventionnelle : Donald Trump dépasse les clivages habituels entre les deux partis, il prône une politique autoritaire et isolationniste, fuyant l’ordre établi, la modération, le respect et le politiquement correct. Nous avons cherché à étudier les causes probables de l’investiture de l’homme d’affaire. Il y a sans doute d’autres phénomènes à souligner pour expliquer le succès de Donald Trump, et par conséquent, nous ne prétendons pas avoir dessiné un tableau exhaustif de cette situation extrêmement complexe.

Trump, « sauveur » des délaissés de la mondialisation

L’émergence de Trump pourrait d’abord être expliquée par une nouvelle division internationale du travail globalisée, dont une frange des travailleurs américains a souffert. L’extension du système de Bretton Woods (instituant libre-échange et mondialisation) après la Guerre Froide a entrainé le déplacement de capital du monde « développé » au monde « en développement », satisfaisant une recherche de retour sur investissement et d’avantage comparatif. Cette ®évolution a profité à ceux qui possédaient déjà du capital et aux classes moyennes des pays sous-traitants.

Dynamiques économiques explicatives

Le revenu médian de la classe moyenne occidentale a presque stagné depuis 1988, alors que les revenus réels mondiaux ont plus que doublé. Les inégalités mondiales ont donc diminué et certains pays autrefois très pauvres se sont grandement enrichis malgré la stagnation du revenu des classes moyennes d’Occident.

Ces phénomènes sont extrêmement complexes, et ce serait ignorer cette complexité que d’établir un lien de causalité directe entre ces développements. Cette simplification est pourtant l’un des éléments fondateurs du discours de Trump : les politiques économiques vues comme responsables de la création de la nouvelle classe moyenne en Chine, au Vietnam, en Thaïlande et en Inde ont l’effet pervers d’appauvrir, relativement, les classes moyennes dans le monde « riche ». Ceci explique en partie la résonance de son discours isolationniste, farouchement opposé au libre-échange.

Dès lors, Trump surfe sur la vague de colère de ceux à qui la croissance économique mondiale et les réformes sociales (comme la légalisation du mariage homosexuel ou l’amélioration du statut des personnes transgenres) profitent le moins. Ces réformes sociales, comme l’indique le journaliste américain éditorialiste Christopher Caldwell au Financial Times dans une tribune publiée par Le Monde, Christopher Caldwell, sont en effet perçues par certains comme des réformes anecdotiques, attribuées à l’apanage de l’élite qu’est le Parti démocrate. A contrario, ce même parti, explique-t-il, regroupe les bénéficiaires de ces mêmes réformes, c.-à‑d., les cercles dominants de la nouvelle économie capitaliste.

Animosité sociale, tensions latentes

Caldwell affirme que les démocrates ont cherché à minorer leur identité élitaire en insistant sur leur défense des droits de toutes les minorités, et pas seulement des milliardaires. L’enthousiasme à l’égard de causes significatives de l’ère Obama telles que le mariage homosexuel, les droits des minorités et l’augmentation du nombre de femmes dans les conseils d’administration s’est limité à ceux qui forment ce que l’on appelle les « 1 %», le percentile le plus riche de la population. Cette affirmation semble injuste, puisque les mesures prises par l’administration Obama dans ces domaines, n’ont pas enthousiasmé que les Américains les plus privilégiés, comme l’Affordable Care Act (Obama Care, ndlr) qui a permis une véritable diminution du nombre d’Américains ne bénéficiant pas d’assurance santé et du prix de cette dernière, ou la légalisation du mariage gay au niveau fédéral, entérinée par une décision de la Cour suprême en 2015. Cependant, l’indication du journaliste a un fond de vérité : le candidat républicain séduit beaucoup un électorat s’estimant délaissé, qui n’a que marginalement bénéficié des évolutions sociales et économiques des dernières années.

Ainsi, Trump recueille le soutien de la majorité des travailleurs blancs n’ayant pas reçu d’éducation supérieure. Selon le Washington Post, le candidat recueille 65% de leurs intentions de vote. Or, il est notoire que depuis un demi-siècle les inégalités de salaire entre ces travailleurs et les travailleurs blancs diplômés de l’éducation supérieure ne cessent de croire.

Des secteurs primaires et secondaires qui tendent à disparaître

Par ailleurs, la révolution technologique et les délocalisations ont provoqué des pertes d’emploi dans plusieurs industries et l’enrichissement des acteurs de l’industrie des nouvelles technologies. Dans les années 1970, la production industrielle aux États-Unis connaissait son âge d’or, employant plus de 20 millions d’Américains, nous indique le magazine britannique The Economist. Selon le Bureau of Labor Statistics (bureau des statistiques du travail, ndlr) lié au département du Travail des États-Unis, ce secteur compte aujourd’hui, en 2016, entre 12 et 13 millions d’actifs. La part de l’industrie manufacturière dans l’emploi est passée de 31% en 1960 à environ 15% de nos jours.

La croissance de l’économie américaine depuis plusieurs décennies repose grandement sur les technologies de l’information. Le marché des NTICS (nouvelles technologies de l’information et de la communication) est large et continue de s’élargir grâce à la présence de plus en plus massive de ses composants dans d’autres technologies : biotechnologies, santé, alimentation, transport, etc.

Le leadership américain en technologies de l’information (informatique, télécommunications, multimédia) et en micro technologies (microélectronique, microsystèmes) se manifeste de façons multiples et variées comme l’indique le service Science et Technologie de l’ambassade de France aux États-Unis. Il se caractérise par d’importantes avancées scientifiques et technologiques, en particulier celles liées au développement d’Internet, des réseaux sociaux, du logiciel, des composants électroniques, par la présence d’acteurs industriels dominants voire monopolistiques ayant leur siège aux Etats-Unis : GoogleIntelAMDApple,MicrosoftIBMCisco, par celle des meilleurs centres de recherche mondiaux,  ou encore par une forte capacité d’attraction de spécialistes étrangers des hautes technologies.

Or, ces secteurs emploient surtout des populations relativement jeunes, hautement éduquées et spécialisées, et non les anciennes générations de travailleurs peu formés qui soutiennent majoritairement Trump. Le succès de ce dernier parmi les perdants immédiats de la révolution technologique est compréhensible, puisque les licenciements furent fréquents lors de la révolution technologique, et les droits des travailleurs peu défendus puisque le taux de syndicalisation est très faible, ne s’élevant qu’à 15%. Au contraire, les « gagnants » votent majoritairement démocrates. Caldwell indique que les employés de GoogleAppleYahoo !Netflix, LinkedIn et Twitter, qui ont contribué à un parti, ont versé plus de 90 % de leurs dons à Obama lors de la dernière élection présidentielle.

Trump : le libre-échange et les migrants comme source de problème

Fragilisés par la croissance des inégalités, ceux qui se sentent laissés de côté et relativement pauvres cherchent un responsable. Trump leur offre en boucs émissaires le libre-échange et les immigrants. Il ne cesse de répéter que le contrôle des frontières est trop laxiste, permettant à des migrants clandestins —dont le nombre est en baisse — d’entrer aux États-Unis pour y travailler et subtiliser aux américains des franges inférieures des postes qui devraient leur revenir. Ces mêmes franges adhèrent à cette logique, notamment car beaucoup mettent sur le même plan les migrants illégaux et légaux face à la question de l’emploi. Or, le niveau d’études des immigrants légaux est plus élevé que la moyenne et leurs revenus conséquemment plus élevés, puisque les politiques d’immigration favorisent les immigrants légaux ayant un haut niveau d’études et donc une importante valeur ajoutée pour l’économie américaine.

Le candidat républicain refuse le politiquement correct et à ce titre tient sans retenue des propos indignes d’une personnalité politique, mais aussi de toute personne réfléchie cherchant à comprendre des problèmes complexes. Il condamne le laxisme du contrôle actuel des frontières — alors que ce dernier est déjà extrêmement sévère et minutieux — comme la source des problèmes économiques et sécuritaires des États-Unis. Il promet donc des frontières plus fermées que jamais, assurant de construire un mur aux frais du Mexique tout le long de la frontière, seule voie à ses yeux dans la lutte contre le terrorisme et la pauvreté.

Cet assemblage fouillis de nativisme, nationalisme et isolationnisme, a ainsi permis à Trump de profiter avec de profonds ressentiments sociaux préexistants. En ne faisant que mettre de l’huile sur le feu, « the Donald » a réussi à déjoué tous les pronostics des observateurs politiques les plus chevronnés, et met l’Amérique face aux démons qu’elle préférerait refouler.


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