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Révision du journalisme

À défaut de mourir, l’industrie journalistique demande à faire ses preuves.

Mahaut Engérant

La mort du journalisme, un titre qui marque, non ? Vous l’aurez lu et entendu de si nombreuses fois que cela est devenu presque un lieu commun où chacun propose son opinion. Et pourtant cette « mort » est un peu devenue une expression valise, sans que l’on sache trop quelles conceptions nous englobons dans ce terme funèbre. D’un côté, on place la perte des profits de l’industrie du journalisme, de l’autre l’inadaptabilité des journalistes quant à l’évolution de leur profession, et, au milieu, une révision des codes journalistiques avec l’avènement des nouvelles à 140 caractères. Il est évidemment tentant face à ces évolutions-là et tant d’autres d’écrire chacun notre épitaphe de feu le journalisme, cette expérience « brève mais intense ».

Concrètement, analysons la portée économique du changement de l’industrie, à commencer par la perte des profits mentionnée plus haut. Qui touche-t-elle ? Par médias, on entend la globalité des moyens de communications. Étant donnée la largeur du terme, concentrons-nous sur le journalisme et mettons-en marge la télévision et les radios, l’industrie du film et la publicité.

Il est vrai que le marché global des journaux est en perte de vitesse. Si l’on se concentre sur la période de 2010 à 2014 par exemple, les chiffres indiquent un taux d’évolution annuel moyen de ‑2,1% ou bien une baisse de la valeur globale du marché de 124,2 milliards de dollars en 2010 à 113,9 milliards en 2014. Au Canada, même tendance entre 2009 et 2013 : une baisse de la valeur du marché de 1,1% pour arriver à 2,87 milliards en 2013. Mais si l’on se penche sur les sources du problème, cette chute n’est pas due au fait que les Canadiens lisent moins les grands journaux puisque selon le rapport Perspective sur le Loisir Global et les Médias 2013–2017 (Global Entertainment and Media Outlook 2013–2017) publié par PriceWaterhouseCoopers (PwC), près de 70% des Canadiens les lisent régulièrement. La cause serait plutôt une importante chute des revenus publicitaires papier. En effet, tandis que ces derniers s’élevaient à 2,7 milliards de dollars en 2008, ils ont constamment baissé au cours des huit dernières années et devraient atteindre 1,7 milliard de dollars en 2017.

Mahaut Engérant

Évaluation des forces du marché

Au vu de ces évolutions, certaines forces qui guident le marché sont à prendre en compte : tout d’abord, le rapport de force client-fournisseur. Les clients ne disposent pas d’un pouvoir particulièrement important sur l’industrie, celui-ci repose sur la diversification des médias et une sensibilité relative aux évolutions des prix des journaux. Du côté des fournisseurs, les prix relativement bas des journaux annulent en partie le pouvoir des clients : quand le prix augmente, le journal restreint sa clientèle, et réduit donc son emprise sur une plus grande part de marché. En revanche, le coût de la substitution du capital est important pour les entreprises déjà implantées dans le marché étant donné la nécessité de s’adapter à de nouveaux modèles commerciaux. À l’instar de l’industrie la qualité des produits affirme la compétitivité hors-prix des entreprises étant donné l’investissement important destiné à la main d’œuvre — les journalistes étant des personnes habituellement diplômées et expérimentées. En somme, le rapport de force client-fournisseur dépend principalement de la capacité du client à pouvoir substituer un journal à un autre, et de la relative flexibilité des structure de coûts des fournisseurs.

Ensuite, la menace de la substitution par de nouveaux acteurs. La variante à considérer ici est le modèle de diffusion des nouvelles : en ligne, par papier, ou bien les deux. Si les coûts pour établir une start-up en ligne sont significativement plus bas que la diffusion papier en termes d’investissement de capital, les conditions du marché peuvent décourager les entrepreneurs et réduisent alors la probabilité de substitution des entreprises déjà établies. En revanche, la montée en force du numérique représente une menace sérieuse pour le modèle d’entreprises typiques du journalisme et ouvre la voie à d’autres secteurs pour se faire une place dans le monde des « news ».

Bien entendu, le déclin des revenus intensifie la compétition dans ce marché. L’absence de coûts réels pour le client de substituer un journal à son journal habituel participe à cette intensification. Cependant, la diversification des conglomérats qui détiennent les journaux permet en partie d’annuler ces effets et certains d’entre eux arrivent mieux à s’adapter que d’autres. Le géant québécois des médias Quebecor Inc., par exemple, enregistre une évolution de 3,61 milliards de dollars de revenus en 2014 à 3,88 milliards en 2015, soit un taux de croissance annuel environ supérieur à 7%. Le Financial Post reportait mercredi dernier que toutes les branches de la compagnie avaient affiché une croissance positive en glissement annuel au cours du dernier quart financier. Mais il s’agit là du cas isolé d’un conglomérat très diversifié, d’autres comme Postmedia Network Canada Corp. ou bien Torstar Corporation affichent en général des baisses plus ou moins importantes de revenus, qu’il est possible de lier à la diversification de leurs activités.

« Le rapport de force client-fournisseur dépend principalement de la capacité du client à pouvoir substituer un journal à un autre, et de la relative flexibilité des structure de coûts des fournisseurs »

Adaptation à de nouveaux modèles

Certains médias établissent pourtant des précédents en matière de renouvellement. La Presse est un exemple de journal qui a réussi sa reconversion numérique. En abandonnant sa version papier en semaine pour se concentrer sur le développement de ses plateformes numériques.

Guy Crevier, président et éditeur au journal, expliquait en septembre 2015, après l’annonce de changement de modèle de la part de La Presse, que les revenus principaux des journaux provenaient des abonnements et de la publicité. Selon lui, étant donné les chutes de revenus depuis 2000, un changement s’imposait. Dans une entrevue donnée à Radio-Canada le 16 septembre dernier, il annonçait alors que « 70% des revenus […] vont venir de LaPresse+». En y ajoutant deux autres données, il concluait que 85% de leurs revenus allaient provenir de leurs plateformes numériques. 2017 se fait donc attendre pour que soient disponibles les déclarations de revenus de La Presse et que l’épreuve soit validée ou non côté financier. Côté satisfaction du client, il est certain que le contenu est travaillé et dépasse au niveau interactif (et contenu aussi sans aucun doute) certaines sources d’informations telles que Vice et autres Buzzfeed qui ont déjà fait leurs preuves en terme de popularité.

Dans une réflexion plus large, le cas de La Presse peut donner à penser que le journaliste est adaptable si l’entreprise elle-même s’adapte.

Définir le débat

La presse en général est en difficulté, c’est un fait indéniable. Cependant, parler de la mort du journalisme est largement exagéré, surtout quand ceux qui appellent à ses funérailles sont les mêmes blogueurs et journalistes citoyens qui tentent de percer dans un nouveau modèle de diffusion de l’information. Mutation oui, mort certainement pas. Les chiffres de MarketLine prédisent d’ailleurs une reprise du marché global des journaux qui atteindrait 117,7 milliards de dollars en 2019, soit 3,3% de plus qu’en 2014.

Le journalisme est un service d’intérêt public. Il a pour but d’informer le lecteur afin de lui donner les outils nécessaires à une approche intelligente dans ses choix. Il paraît donc plus probable que l’industrie soit simplement dans une phase de mutation au cours de laquelle les « dinosaures »  — les compagnies historiques de l’industrie— laissent place à une nouvelle génération de compagnies plus flexibles ou se reconvertissent elles-mêmes. On peut d’ailleurs observer la même mutation dans l’industrie de la vente au détail où les revenus des géants tel que Walmart ou BestBuy se sont fait peu à peu grignoter par le commerce en ligne. 


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