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Lamento pour un monde mesuré

La mélancolie d’Andreas Staier s’est accordée la salle Bourgie.

Luce Engérant

Sans dire un mot, Andreas Staier est entré sur scène et s’est mis à interpréter la Suite XXX en la mineur de Johann Jacob Froberger. Quelques neuf minutes plus tard, la modeste cadence finale de la Gigue est jouée : l’instrumentiste laisse ses doigts dans les sillons de la tierce picarde qui clôt la pièce. Le clavecin est accordé à 415hz : il s’agit d’un la d’une autre époque dont le son s’éteint en se mêlant au bruit des sirènes du centre-ville montréalais. La poitrine de Staier se soulève lentement, ses yeux se ferment le temps d’un instant ; il soupire. Il se dit sans doute qu’il est temps de se lever pour aller parler au public, rite obligé dans ces concerts qui ne vont pas de soi.

Luce Engérant

Après plus de cinquante enregistrements acclamés, des tournées internationales, de nombreuses invitations de la BBC, Carnegie Hall et nombre de festivals prestigieux, la réputation du claveciniste de Göttingen n’est plus à faire ; ainsi ce concert n’avait-il pas la fébrilité de ceux où les interprètes pensent devoir se prouver. Tout au contraire, le programme se lit comme le florilège intime d’un magister musicae qui n’a rien à faire d’une interprétation de greatest hits, de flaflas tout-prêts à s’acoquiner aux appétits d’un public en mal d’orchestres symphoniques sur des patinoires. Ouvert par une ellipse, le concert porte le titre de l’album dont il est issu, «… pour passer la mélancolie » (Harmonia Mundi, 2012). D’ailleurs, à sa sortie, les voix de la presse internationale s’étaient unies en dithyrambe encomiastique à son égard. Douce ironie pour ce geste artistique de renoncement au monde : même les commentaires d’acheteurs sur Amazon sont nombreux et unanimement de cinq étoiles sur cinq, d’où l’on pourrait sans doute conjecturer que le disque s’est malgré tout bien vendu.

Nos oreilles s’accordent aisément aux jugements des critiques : c’est un album d’une rare qualité. Une sélection de pièces de compositeurs du 17e siècle se resserre autour de la mélancolie, vécue comme conscience accrue de l’éphémérité de toute chose. Le facteur de clavecins anversois Andreas Ruckers – le même dont les plans ont été suivis pour construire l’instrument du concert — n’inscrivait-il pas Sic transit gloria mundi sur le couteau au-dessus de ses claviers ? Staier le remarque et donne raison à la locution en faisant miroiter la gloire passée de noms oubliés du grand public : Froberger, D’Anglebert, Fischer, Couperin (non pas François « Le Grand », mais son oncle, Louis), Clérambault et Muffat (encore là, pas Gottlieb, plus connu, mais son père, Georg). Tout musicien des rois ne risque-t-il pas d’être un jour interprété qu’en salles à moitié vides par des virtuoses éplorés et passéistes ?

Les musiciens des rois, interprétés aujourd’hui en salles désertiques par des virtuoses passéistes 

C’est ce à quoi ressemblait le concert de jeudi. Un manque d’enthousiasme de la part du public montréalais a doté la salle Bourgie d’effectifs habituellement réservés à des récitals de fin de baccalauréat, non à des légendes vivantes qui jouent souvent à guichets fermés. Staier ne se sentait manifestement pas en compagnie d’honnêtes gens : gêné, bafouillant, il peinait à expliquer des rudiments d’histoire musicale d’un ton qu’on devine essayer de cacher son didactisme. Du parterre, il est possible d’entendre des gens qui s’impatientent alors qu’il développe posément l’importance de la tradition du tombeau et de la plainte musicales, « trous ou arrêts du répertoire ». Peut-être est-ce cela qui a déconcentré le maître au point de lui faire introduire, dans certaines pièces, des fausses notes ; l’une de celles-ci était même ponctuée d’une douloureuse grimace. Quoi qu’il en soit de ces désarçonnements passagers, Staier a été égal à lui-même : le Tombeau de M. de Blancrocher de Couperin valait le déplacement pour lui seul. Les traits de gamme généreux de l’Uranie de Fischer, la solennelle Allemande sur jeu de nasal de la Suite en do mineur de Clérambault, la sensibilité de l’interprétation des préludes non mesurés… tous s’impriment dans la mémoire de l’auditeur comme tant de délices goûtés au concert, mais aussi, surtout, en souvenir, longtemps après s’être retiré du hall.


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