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Le Liban pleure ses morts

Jeudi 12 novembre, Beyrouth a été frappé par un double attentat suicide.

Jeudi 12 novembre, deux terroristes se sont fait exploser en plein cœur d’un quartier chiite de Beyrouth. Le bilan s’élève pour l’instant à 43 morts et des centaines de blessés, mais a probablement été atténué par l’acte de bravoure d’Adel Termos, un homme de 32 ans ayant sacrifié sa vie afin d’empêcher un des terroristes de se faire exploser dans la foule. Quelques heures plus tard, Bagdad était touché par un autre attentat suicide, anti-chiite encore, qui a pour l’instant tué 17 personnes et fait des dizaines de blessés. Ce fut ensuite au tour de Paris et Saint-Denis d’être frappés. Le bilan, en France, est aujourd’hui de 129 morts et plus de 300 blessés. L’État islamique a revendiqué les attentats de Paris et Beyrouth.

Mark El-Hajj, étudiant à McGill ayant adressé un message à Suzanne Fortier suite à son courriel dans lequel elle offrait ses « condoléances au peuple français et à tous ceux qui ont perdu des proches dans cette terrible tragédie », a tenu à rappeler que les victimes de Beyrouth étaient aussi des êtres humains méritant l’empathie : « les populations qui vivent dans cette région [le Liban, ndlr] aiment la vie tout comme n’importe quel individu : les gens sortent dîner avec leurs amis, boire un café, faire la fête, etc. Bref, ils sont humains et leurs vies valent quelque chose. » À l’image de Charles Hesswani, il dit avoir été « abattu » par le courriel de Suzanne Fortier, de par l’absence de mention des Libanais, représentant pourtant la 19ème communauté en terme d’effectif sur le campus.

Une indignation sélective ?

Cette réaction n’est pas spécifique à McGill cependant. Au sein des médias et de la communauté internationale, ainsi que sur Facebook où le drapeau tricolore a fleuri, les attentats de Paris ont été largement commentés. À tel point que beaucoup ont parlé de compassion à géométrie variable vis-à-vis de ce qui a eu lieu au Liban. Interpellé à ce propos, de par le fait que Facebook ne proposait pas de « safety check » aux habitants de Beyrouth, Mark Zuckerberg a expliqué que la décision d’étendre cette option à des événements tragiques autres que les catastrophes naturelles avait été prise suite aux attentats de Paris, ayant eu lieu après ceux du Liban. Et effectivement, suite à l’attentat qui eu lieu au Nigéria mercredi, cette fonctionnalité a été à nouveau mise à disposition. Il est cependant resté silencieux concernant la possibilité d’apposer un drapeau autre que l’étendard français au-dessus de sa photo de profil.

 

Sur Twitter, le mot «Paris» a été utilisé plus de 18 millions de fois au cours du dernier mois, principalement depuis le 13 novembre. Le mot «Beirut», pour sa part, a été employé à un peu plus de 400 mille reprises, soit environ 45 fois moins.
Sur Twitter, le mot « Paris » a été utilisé plus de 18 millions de fois au cours du dernier mois, principalement depuis le 13 novembre. Le mot « Beirut », pour sa part, a été employé à un peu plus de 400 mille reprises, soit environ 45 fois moins. Topsy

Les réseaux sociaux ne sont pas le seul espace au sein duquel cette asymétrie a pu être constatée. De nombreux Libanais ont observé un manque de solidarité à leur égard dans les déclarations venant de la communauté internationale, ainsi qu’un relai médiatique limité concernant les attentats de Beyrouth. Jade Moussa, étudiante à McGill, avance deux raisons à cela : « d’un côté, il y a du racisme, une valorisation de la vie « blanche » par rapport à la vie « brune ». […] D’un autre côté les attentats en France constituent un événement rare. » Pourtant, au Liban, des attentats d’une telle ampleur contre des civils sont égaleement un fait exceptionnel : depuis la fin de la guerre civile en 1990, ces attentats sont les plus meurtriers que le pays a connu. Elle reconnaît cependant que la situation sécuritaire au Liban, de par sa fragilité, a pu « désensibiliser » ses concitoyens : d’après International Alert, en 2014, 74% des personnes sondées considéraient ainsi que la situation sécuritaire s’était détériorée par rapport à 2010, en grande partie à cause de l’emplacement géographique du pays.

Afin d’illustrer la situation, Jade Moussa donne l’exemple suivant, « l’armée pourrait être en train de combattre Daesh [acronyme de l’ÉI en arabe, ndlr] à la frontière Nord-Est, et [dans le même temps] les jeunes adultes de Beyrouth seraient en train de se soûler. » Ainsi l’effet d’habitude au danger au sein même de la population libanaise peut expliquer pourquoi, de l’extérieur également, ces attentats ont moins choqué que ceux de Paris.

Les médias mis en doute

Charles Hesswani, membre de la Lebanese Student Association (Association des Étudiants libanais, ndlr) de McGill, estime pour sa part que le racisme et l’«habitude » n’expliquent pas complètement l’écart disproportionné entre les réactions. Il met en cause les médias et leur « absence de couverture et […] apathie à l’égard du Moyen-Orient. » Ainsi, en ne montrant que des événements tragiques, de manière sélective, ceux-ci auraient contribué à dépeindre l’image d’un Liban en proie à une grande violence interne. Cette vision est partagée par Mark El-Hajj, selon qui les médias « dépeignent une image de violence et d’instabilité constante [au Liban], comme s’il n’y avait aucune trace de vie normale. »

Cependant le site Slate invite à ne pas blâmer uniquement les médias quant à cette indignation sélective. Les lecteurs ont aussi leur responsabilité. « Le paradoxe, c’est que peu de gens lisent ce genre d’articles [concernant les attentats hors du monde occidental, ndlr], tout en aimant se plaindre que les médias n’en parlent pas », explique ainsi l’auteure de l’article, Claire Levenson. Elle relaie d’ailleurs les tweets du journaliste du Guardian Jamiles Lartey dans lequel celui-ci parle de « hipsters de la tragédie », qui se targueraient de parler de catastrophes dont très peu ont entendu parler, à la manière d’une musique underground.

Pourquoi Beyrouth ?

Hors de ces considérations, il est à noter que les attaques de Paris et Beyrouth ont de nombreux points communs. Outre le fait qu’elles aient été dirigées contre des civils, dans les deux cas des kamikazes n’ont pas hésité à se faire exploser afin d’infliger de nombreux dégâts. D’après Mark El-Hajj, l’ÉI a, aussi bien en France qu’au Liban, cherché à « montrer sa puissance et instaurer la terreur. Il [a aussi cherché] à diviser les pays, j’ai lu beaucoup de commentaires islamophobes après les attentats écris par des Libanais de différentes confessions ainsi que par des Français. » Jade Moussa estime également que l’organisation terroriste cherche à diviser les populations, que ce soit au Liban ou en France, car ils ont frappé ce qu’ils considèrent être dans les deux cas « dans les deux cas […] des congrégations “d’“infidèles” qui méritent la mort. »

Le risque d’attentat pour le Liban, aujourd’hui, se situe majoritairement dans les régions contrôlées par le Hezbollah, puisque ce dernier est le seul parti du pays engagé militairement contre l’ÉI, au côté de Bachar al-Assad. Cependant les conséquences plus indirectes, à savoir la baisse de revenus liés au tourisme et l’affaissement de l’économie, pourraient s’étendre à l’ensemble du pays.

 


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