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Sois belle, et tais-toi !

À la rencontre du sexisme 2.0 avec Essena O’Neill.

Luce Engérant

« J’avais tout et j’étais très malheureuse parce que lorsque vous vous laissez définir par des chiffres, vous vous laissez définir par quelque chose qui n’est pas pur, qui n’est pas réel, qui n’est pas amour : les « j’aime », « vues », « followers ». Vous n’êtes pas des followers ! Je ne suis pas une follower ! »

Ainsi allait le cri d’Essena O’Neill, célébrité des réseaux sociaux, dans son ultime vidéo sur YouTube. Outre la révélation du travail en réalité inhumain qu’elle déployait derrière ses photos Instagram, où elle s’exposait en incarnation de la « femme parfaite au corps parfait », son appel fait également écho à un sérieux problème : quelle est la place et l’influence du numérique dans nos vies ?

Le système de la femme lisse

Une femme est une candidate sérieuse à l’investiture américaine, le nouveau cabinet canadien est composé à moitié de femmes, « parce qu’on est en 2015 ». Tu me dis déjà que le féminisme ne sert plus à rien, de toute façon le sexisme, c’est chez eux, ces barbares, loin de toi, loin de nous. Pendant ce temps, dans ton jardin, pousse un sexisme beaucoup plus intelligent, maîtrisant et rendant disponible le corps de la femme.

Aujourd’hui, les réseaux sociaux nous nourrissent d’images, nous informent, nous montrent plus, plus loin, plus vite. Dans le même temps, ils modèlent nos représentations, nos réalités, et ici en particulier, ils modèlent le corps de la femme, celui qu’elle devrait avoir. Instagram regorge ainsi de photos de cette femme aux yeux bleus, cheveux blonds et lisses, à la peau lisse, et surtout lisse elle-même : ce corps aseptisé recouvre le monde réel pour enfin s’installer en idéal. C’est la femme parfaite, celle qui ne dépasse pas, qui connait sa place, celle qui vit lisse, pense lisse, qu’on pourra ainsi caresser, lisse, lisse. Ces mannequins cumulent les followers qui derrière leurs écrans rêvent et s’imaginent eux aussi épousant ces carcans, cet effort physique et mental qui leur permettrait enfin d’être cet idéal que tous nous créons et cultivons.

Essena O’Neill nous montre dans sa dernière vidéo l’envers du décors — un corps travaillé, sculpté, des heures durant, afin d’obtenir la photo parfaite. Essena O’Neill n’est pas lisse, elle n’est pas cette personne qu’elle a créée. Elle a seulement cru un moment devenir celle que nous croyons voir. Une image.

Cette image a une valeur, elle épouse l’environnement sexiste qui la produit et l’entretient. Sois belle et tais-toi ! Quoi de mieux alors que de la payer pour sa contribution ? Ainsi opère le pouvoir foucaldien : la personne entretient le système qui décuple ses capacités en même temps qu’il l’opprime. Mis en adéquation avec un système sexiste, la monétarisation des vidéos YouTube devient l’outil d’un pouvoir qui sanctionne et norme. 

Luce Engérant

« Je ne suis pas contre les réseaux sociaux, je suis contre [leur] statut actuel »

Pourquoi alors utilise-t-elle ces mêmes réseaux sociaux pour diffuser un nouveau message (Vimeo et un site internet)? Cette attitude a provoqué l’incompréhension et la colère de beaucoup. Tout le monde connaît le discours banal servi à toutes les sauces à propos de la nocivité des réseaux sociaux. Ce n’est pas celui d’Essena O’Neill. Elle n’appelle pas à la fin des réseaux sociaux, des youtubers, des modèles, des célébrités d’Instagram : elle appelle à un nouvel usage de ces outils et de ces identités.

Son appel et le nom de son site Let’s be game changers (Soyons les changeurs du jeu, ndlr) font écho à la question de Foucault, celle que nous devons peut-être nous poser : « à quoi peut-on jouer, et comment inventer un jeu ? ».


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