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Pour quelques millions de voix de plus

Pourquoi les jeunes ne vont-ils plus voter ?

Luce Engérant

Lors du premier tour des élections municipales françaises de 2014, moins de la moitié des jeunes entre 18 et 24 ans sont allés voter. Le Royaume-Uni pour ses élection générales de l’été dernier, et les États-Unis pour les présidentielles de 2012, ont constaté les mêmes résultats, à quelques points près. 

Le Canada sortant lui-même à peine de ses élections fédérales, Élections Canada n’a pas encore publié les taux de participation par tranches démographiques pour ces dernières. Cependant l’organisme a tout de même relevé un taux national de 68,49%, le plus élevé depuis les élections de 1993. 

Quand on compare l’exercice du droit de vote chez les jeunes maintenant avec celui des jeunes des générations précédentes, il y a une claire diminution. Un article de Emily-Anne Paul pour la Revue Parlementaire Canadienne de l’été 2010 constate que : « depuis les années 1970, les chercheurs estiment que la participation électorale des jeunes est inférieure de 20% à celle des jeunes du bébé-boum nés entre 1945 et 1950 ». La participation électorale diminue en fait de manière générale pour toute la population, depuis une vingtaine d’années, mais la baisse est plus marquée pour les tranches démographiques jeunes. 

Les chiffres relevés ces dernières années ont plongé l’opinion publique dans une campagne contre la jeunesse, souvent qualifiée d’apathique, apolitique, flemmarde… 

Avant de blâmer nos camarades de classe, peut-être faudrait-il comprendre les sources du problème. Qu’est-ce qui a vraiment changé dans notre comportement électoral depuis la génération de nos parents ?

Matilda Nottage

La faute à…

Louis Massicotte, professeur en Sciences Politiques à l’Université de Laval, s’est penché sur la question de la participation électorale des jeunes Canadiens. En entrevue téléphonique avec Le Délit, il énumère quelques causes qu’il qualifie de spéculatives. Les jeunes seraient plus individualistes de nos temps, parce que le sentiment de lien social est en décadence. Il ajoute que les médias sont de moins en moins respectueux des institutions politiques, on parle souvent et trop mal de la « démocratie pourrie », un système bureaucratique et vieilli qui est la source des maux de la société. Par conséquent, en plus d’agir de façon égoïste, on fait de moins en moins confiance à tout l’appareil politique, et encore moins aux politiciens. 

William Straw, professeur en Communication à McGill, et directeur de l’Institut de l’Université pour l’Étude du Canada, ajoute son grain de sel aux analyses causales. Selon lui, la croissante mobilité des jeunes y est pour quelque chose : « ils vont à l’université de plus en plus loin de là où leurs parents habitent, et ne s’inscrivent pas nécessairement pour voter là où ils résident maintenant. C’est du coup toujours un peu compliqué de savoir où aller voter, comment s’inscrire, etc. » La population étudiante tire donc profit de la récente initiative de l’agence Élections Canada, qui installe des bureaux de votes sur les campus. 

À cette complication logistique, le professeur Straw ajoute le déracinement : « les gens sont plus mobiles qu’avant, ils se sentent moins attachés au lieu où ils habitent. On devrait essayer de changer le système pour affermir le lien entre où tu es, et où tu votes. » Selon les statistiques, on remarque d’ailleurs que les taux de participation au Canada sont souvent plus élevés aux élections provinciales qu’aux fédérales (en avril dernier, au Québec, ce taux était de 71,4%).

L’âge numérique

Le bouc émissaire de nos jours est aussi souvent l’ensemble des réseaux sociaux, à qui l’on reproche de représenter une source non fiable et souvent peu pertinente d’information, de cultiver un vrai fétichisme de la personne et non de la communauté. Nous sommes branchés sans arrêt, constamment en contact avec les autres et pourtant complètement isolés. Le résultat est que l’on se détache du groupe, et que l’on perd le sentiment d’appartenance à une communauté d’individus. En somme internet, qui à sa naissance fut présenté comme le moteur de l’éducation et du développement humain, serait en train de tuer la vie politique à petit feu. Thierry Tardif, directeur des relations médias pour l’application VoteNote, contredit du tout au tout cette explication. « Les jeunes discutent de beaucoup de sujets de politique et de société sur les médias sociaux. En fait 60 à 70% des jeunes utilisent les médias sociaux pour discuter des enjeux politiques mis en place par les partis politiques ». On est par conséquent très politisés, très au fait des problématiques de société : « on doit juste apprendre à exercer notre droit. » William Straw est du même avis, les réseaux sociaux sont remplis d’appels à aller voter, ils ne sont donc pas en cause.

La politique, c’est pour les vieux ?

Selon Emily Boytinck, v.-p. aux affaires externes de l’Association Étudiante de l’Université McGill (AÉUM), et responsable du site internet McGill Vote (McGill Votes, ndlr), « la jeunesse peut facilement se sentir désengagée du processus politique, parce que les politiques électorales semblent complètement ignorer les problématiques qui nous importent. Par exemple, on a très peu discuté lors de la dernière campagne de l’exploitation des sables bitumineux, ou de la disparition et des meurtres des femmes indigènes, ou encore de la dette étudiante.» Une réponse qu’approuve William Straw : les liens entre les jeunes et les partis politiques au Canada sont faibles, ça a toujours été le cas. On rentre inévitablement dans un cercle vicieux : les jeunes ne votent pas parce qu’ils ne se sentent pas investis, et les politiciens dont l’élection dépend par conséquent des tranches de population plus âgées vont cibler ces dernières dans leurs plateformes. Certains vont même plus loin et reprochent aux partis politiques de profiter du manque de participation de cette tranche de la population pour se faire élire. Selon une étude du sondeur Nik Nanos, si, en 2011, les électeurs en-dessous de 45 ans avaient voté dans les mêmes proportions que leurs ainés, le parti conservateur n’aurait pas obtenu une majorité aux précédentes élections. Une conclusion qui va vite à l’encontre d’un argument abstentionniste courant : « ma voix ne fait pas de différence ». Matière à réfléchir, ou « finalement, quand on ne vote pas, on vote quand même », comme le dit M. Tardif. 

Luce Engérant

Un manque critique d’informations

Le problème vient aussi du fait que les jeunes ne sont pas éduqués à l’acte de voter. Selon Thierry Tardif, on sait tous qu’on devrait se présenter aux urnes, encore faut-il savoir comment, où, pour qui, quand… C’est le défi relevé par l’application pour téléphones intelligents VoteNote, qui propose un « descriptif de toutes les étapes de l’action de voter, plus une localisation par GPS pour déterminer la circonscription de l’intéressé ». VoteNote proposait aussi aux candidats de payer un forfait pour que leur plateforme soit rendue disponible sur l’application à travers tout le Canada, en français et en anglais, afin de politiser enfin les jeunes. VoteNote n’est qu’une association parmi des dizaines d’autres qui ciblent cette composante de l’électorat. L’application vise particulièrement à digitaliser le processus démocratique et s’assurer que les jeunes « n’aient plus de raisons de rester chez eux, leur faire comprendre que leur vote est important, qu’ils ont le pouvoir de choisir le prochain gouvernement ».

Il est certain que l’éducation à la citoyenneté représente un vrai manque à gagner pour les électeurs de toutes générations. 

McGill, ainsi que Concordia, ont fait les frais de ce manque d’informations. Les deux universités, pour la première fois cette année, faisaient office de bureaux de vote pour les étudiants. Emily Boytinck révèle qu’elle a trouvé « infiniment frustrant de travailler avec Élections Canada. » L’agence aurait en effet faussement informé l’AÉUM que tous les étudiants enregistrés comme électeurs dans la circonscription de Ville-Marie pourraient voter dans le bâtiment Shatner. « C’est précisément pour cette raison que j’ai commandé un bureau de vote pour Élections Canada au début […]. Mais le jour du vote, les étudiants ont été renvoyés des urnes parce qu’apparemment, ils étaient venus au mauvais bureau de vote. L’AÉUM et McGill ont du envoyer une notification d’urgence à tout le corps étudiant. » La v.-p. aux affaires externes conclut qu’il faut vraiment que le gouvernement fasse de meilleurs efforts pour communiquer avec les associations étudiantes.

Quand l’abstention est idéologique

Nota Bene ! Quand certains jeunes (comprendre aussi électeurs au sens plus large) ne votent pas, c’est parce qu’ils considèrent en conscience exercer leur droit à l’abstention ou au vote nul, ou blanc, pour protester contre un système politique qui à leur avis, ne les représente pas. 

Au Québec, le Parti Rhinocéros, fondé d’abord en 1963, puis repris en 2006 après sa disparition en 1993, assume partiellement ce rôle d’annulation du vote. Reconnu comme un parti officiel depuis 2007, il a comme programme, entre autres, de remplacer les armes des soldats par des fusils à peinture, de construire une autre toile pour boucher le trou dans la couche d’ozone. Cela, ainsi que d’autres propositions humoristiques et absurdes, ont pour but de représenter une classe électorale désillusionnée quant aux programmes plus « réalistes » des autres partis. Le Parti Rhinocéros s’engage principalement à ne tenir aucune de ses promesses électorales, sauf celle de démissionner s’il est élu. Lors des élections fédérales de la semaine dernière, il a obtenu la modique somme de 7,349 voix (soit moins de 0,1% du total des voix). 

L’éducation à la citoyenneté représente un vrai manque à gagner pour les électeurs de toutes générations.

Richard-Alexandre Laniel, 27 ans, étudiant à la maîtrise en Droit à l’UQAM, pratique souvent l’abstention, quoi qu’il ait voté aux fédérales pour la raison précise qu’il voulait congédier le candidat bloquiste Gilles Duceppe de sa circonscription. Il considère l’abstentionnisme comme une posture politique à perspective anarchiste – aussi signifiante que l’acte de voter – qui vise à mettre en cause la légitimité des institutions de l’État. Il ajoute, cependant, que cette action doit être conjuguée avec d’autres : « il est important de publiciser cette information, à travers Facebook et les autres réseaux sociaux », ainsi que de participer à d’autres mouvements sociaux de grande envergure. Florence Moreault, diplômée d’un baccalauréat en travail social, dénonce le statu quo démocratique : « La campagne électorale n’est qu’une façade ; d’une élection à l’autre, aucun vrai changement ne survient. Les politiciens ont eux-mêmes un pouvoir extrêmement limité, coincés entre les banques, les grosses corporations et le désir de plaire au public afin d’être réélus. Je vois donc les élections comme une parade qui nous fait miroiter l’illusion que nous avons un pouvoir de décision, alors qu’au fond, nous n’en avons aucun. » 

Voter, un devoir ?

Dans certains pays, il est obligatoire d’aller voter. La Belgique est l’exemple le plus ancien de cette législation, implantée en 1893. La sanction peut aller d’une amende d’environ 45 dollars à une interdiction de voter pendant dix ans. En Australie, où il est obligatoire depuis 1924, l’abstention est passable d’une amende de 20 dollars. Dans ces pays, le taux de participation environne en moyenne les 95%.

Au Canada, le vote obligatoire est l’un des points cités par le Parti libéral du Canada dans sa promesse de réforme électorale. Le professeur Straw reste dubitatif quant à cette réforme, et considère qu’il n’est pas légitime de forcer les citoyens à aller voter : « Je connais des personnes », dit-il, « qui ont de très bonnes raisons pour s’abstenir ». Il donne l’exemple des populations autochtones, qui ne se sentent pas nécessairement représentées au sein du gouvernement fédéral. Selon le professeur Massicotte, le vote obligatoire peut être une solution, « à condition qu’il soit accompagné de sanctions adéquates ». Cependant, il soutiendrait préférablement une réforme de grande envergure du système électoral canadien, afin de le rendre plus représentatif, plus sensible à l’électeur individuellement.

Il est difficile de tirer une morale de cette question de la participation électorale. Dans une société en mondialisation presque totale, les identités individuelles ne cessent de muter et de se renouveler. Est-on vraiment sûr de pouvoir encore parler d’une seule citoyenneté ? L’appartenance à un bord politique est de plus en plus compliquée à cerner, et le système politique se doit de se moderniser au même rythme.


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