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« Le projet séculariste a échoué »

Norman Cornett parle au Délit de la relation entre politique et religion.

Joachim Dos Santos | Le Délit

Le Délit (LD): Dans un monde en pleine laïcisation, quelle est la place de la religion dans la politique ? Ses principes peuvent-ils être à la base de nos projets de lois ? Est-elle encore d’actualité ?

Norman Cornett (NC): Je crois que dans un premier temps on peut contester l’idée que la religion ne joue plus un rôle primordial en politique. Évidemment, dans l’Occident, suite à l’âge des Lumières, il y avait une volonté de séculariser la société et même la politique. On peut aujourd’hui se demander si le projet du sécularisme n’a pas échoué. On voit de plus en plus, dans l’Occident, une population vieillissante. L’Occident a absolument besoin des gens venus d’ailleurs, l’immigration est de rigueur. Au Canada, le Québec a la population la plus vieille. En tant qu’Occidentaux, on a fait l’erreur d’évacuer la chose religieuse de l’espace public : on se rend compte que ce n’est pas la même chose ailleurs. En ce moment même, le pape est en visite aux États-Unis, il s’adresse aux couloirs du pouvoir américain ! Alors quand on dit qu’en Occident  la religion et la politique sont séparées, je crois qu’on peut questionner cette conclusion. J’appelle ça une fausse dichotomie : la condition humaine est entière, elle est organique. On ne peut pas faire des divisions hermétiques entre la pensée politique et la pensée religieuse.

LD : Quelle est l’importance de la thématique religieuse dans la campagne actuelle ?

NC : Regardons ce qui se passe avec le niqab : il faut voir de près tout le parcours politico-religieux de Stephen Harper, que je suis depuis le début. Au tout début, il faisait partie de ceux qu’on appelait les theocons (théo-conservateurs, en anglais dans le texte, ndlr), des conservateurs qui se basaient sur une idée religieuse. Les conseillers les plus proches de Stephen Harper sont des évangéliques. Le parti conservateur a les pieds ancrés dans la religion ! […] On est dans une ère post-moderne, on aurait cru qu’on a fait une séparation entre la chose religieuse et politique, mais Stephen Harper a créé le Bureau de Religion sur le site du Gouvernement du Canada en 2013, lié avec plusieurs départements de l’administration. C’est un renversement de la tendance à la laïcisation, il ramène le giron politique du Gouvernement du Canada dans un cadre religieux. On est très loin d’une vision séculaire de la politique, au contraire on intègre la religion dans la politique. Selon Preston Manning (fondateur du Parti réformiste du Canada, devenu le Parti conservateur en fusionnant avec le Parti progressiste-conservateur en 2003, ndlr), « il faut que la religion prenne sa place dans la place publique ». Et quand on regarde la campagne électorale actuelle, Stephen Harper fait appel directement au sentiment religieux. Autrefois on parlait de communautés culturelles, ethniques, linguistiques, le premier ministre sortant les appelle communautés religieuses. Il les encourage à afficher, à vivre, à revendiquer leur identité religieuse.

LD : Nous orientons-nous donc vers un sécularisme de plus en plus multiculturel, plutôt que strictement laïque ?

NC : Comment s’y prendre, effectivement, quand on a des laïques, des bouddhistes, des sikhs, des musulmans, des catholiques, des chrétiens orthodoxes… Stephen Harper se sert de la question du niqab pour réaliser son projet de société, c’est-à-dire l’établissement de la religion civile, qui n’est pas dogmatique et qui ne relève pas d’une institution spécifique. Il y a des valeurs qui servent de dénominateur commun entre toutes les religions. La question du niqab a rassemblé les Canadiens et les Québécois, elle a une réelle valeur politique parce qu’elle touche à nos valeurs communes. Les sondages indiquent que 90% des Québécois sont d’accord avec l’apport en appel la question du niqab jusqu’à la Cour Suprême, et 82% des Canadiens dans le reste du pays. Nous partageons foncièrement des valeurs qui constituent la religion civile. Le Premier ministre sortant tient à définir la « famille canadienne ».

« Il y a les droits de la majorité, de la collectivité, de la société, qui priment sur les droits de l’individu. »

LD : Mais alors, dans une société basée sur ce concept de religion civile, quelle est la place des non-croyants ?

NC : Les athées ont autant de mœurs et de croyances, autant de convictions ! Elles ne sont pas théologiques, mais tout être humain a un sens éthique, moral. Il y a en fait une unité au fond du Québec et du Canada, dans un corpus commun de valeurs. Cette religion civile ne se place pas dans un contexte chrétien ou autre : c’est un phénomène social, la société est d’accord avec ces valeurs là.  Du même coup, il fait appel aux féministes, s’il y a bien une question qui a divisé les féministes c’est bien celle de la charte des valeurs. Au XXIe siècle, qui aurait le droit de dicter à une femme ce qu’elle peut porter ou ne pas porter ? C’est un grand thème de la campagne, et le défi est de taille pour les partis. 

LD : C’est une question qui a fait polémique lors du débat des chefs…

NC : Le défi est de taille pour les partis : il faut trouver un terrain d’entente, on le voit très bien puisque les sondages le reflètent clairement. Quand Steven Harper prône l’idée que le niqab est à démarquer de l’espace publique on voit qu’il miroite l’avis de la majorité des gens. Alors que la charte des valeurs du Parti québécois tentait de faire passer un programme complet sur des questions comme celle du niqab, Stephen Harper, en fin stratège politique, procède plutôt au cas par cas pour atteindre un but semblable et du même coup en tirer pleinement profit dans la campagne fédérale partout au Canada. La dissidence dans les rangs de Mulcair et Trudeau démontre clairement que la question du niqab est un enjeu primordial dans la campagne. 

LD : Si un autre candidat est élu, quelle sera la nouvelle place de la religion ?

NC : La position de Trudeau, et en grande partie celle de Mulcair, est la suivante : ils prônent les droits de l’individu et ces droits priment. Il n’existe que des lois qui protègent l’individu. Ce que Harper est en train de dire c’est que, la collectivité, la communauté, la société, priment. Elles reflètent ces valeurs communes et l’emportent sur le droit individuel. Trudeau dit que dans aucun cas on ne peut enchâsser des lois collectives, il n’y a que la pierre de touche, et c’est l’individu. Or, par le biais de la religion civile, par les valeurs canadiennes, Stephen Harper change la donne, c’est un changement de paradigme. Il dit non : il y a les droits de la majorité, de la collectivité, de la société, qui priment sur les droits de l’individu. Est-ce qu’on parle de liberté de religion, d’expression, de l’individu ? Stephen Harper dit non, il faut encadrer, voire soumettre les droits de l’individu et même d’une quelconque conviction religieuse aux valeurs de la collectivité. S’il est réélu, il établira les lois de la majorité. 

Joachim Dos Santos | Le Délit

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