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Petite défense des humanités

Y a‑t-il des matières qui ne servent pas la société ?

Esther Perrin Tabarly | Le Délit

Une récente déclinaison des « Abenomics » — mesures politiques mises en place au Japon par son premier ministre Shinzo Abe pour la croissance économique —  s’attaque au secteur de l’éducation. Plus précisément, c’est l’étude des sciences sociales et des humanités qui est en ligne de mire : le 8 juin dernier, les principaux des 86 universités nationales japonaises recevaient une lettre de la part de leur ministre de l’éducation Hakuban Shimomura, leur demandant « d’abolir ou de convertir ces départements (ndlr, ceux de sciences sociales et d’humanités) pour favorises des disciplines qui servent mieux les besoins de la société ».  Depuis, 26 universités ont annoncé leur intention de fermer ces facultés ou de réduire leurs effectifs dans ces domaines que le XXIe siècle juge souvent obsolètes.

Alors que la semaine dernière Le Délit signalait la plus grande vulnérabilité financière des diplômés « en beaux-arts, en lettres, en sciences humaines » aux aléas de l’emploi directement après la graduation, il est temps de remettre les points sur les « i » d’«utilité ».

En réponse au décret ministériel, Takamitsu Sawa, principal de l’Université de Shiga a publié dans le Japan Times une opinion dénonçant la démarche « anti-intellectuelle » de son gouvernement. Entraver l’enseignement des sciences sociales et des humanités, c’est supprimer des manuels scolaires l’histoire, la littérature, la sociologie, la philosophie… En quelques mots, la réforme actuelle qui se justifie par le développement économique aurait sur le long terme un effet d’éradication quasi-totale d’un pan de la culture japonaise. Pour quelques points de PIB en plus, il s’agirait alors de réduire à un tas de cendre une Histoire et une culture qui remontent au Paléolithique et qui attirent tous les ans plus de 10 millions de touristes. 

N’oublions pas de mentionner que les facultés japonaises concernées par le décret englobent l’enseignement de l’économie et du droit. Et là, comment justifier l’abandon de l’étude de la fluctuation des marchés ou la fin du développement universitaire du cadre légal du pays ? Superflu ça aussi ? 

L’étude des humanités n’est pas plus inutile que celle d’autres disciplines car elle est partie intégrante de la formation intellectuelle qui façonne une société, qui la fait respirer et réfléchir, qui la pousse à s’élever et à s’améliorer de siècle en siècle. Elle entraine à refouler  les limites imposées par  son jugement premier et à enrichir ses capacités de discernement ainsi que son esprit critique : c’est la formation de citoyens et  d’individus intégrés dans une société. Étudier les textes des philosophes de l’Antiquité, comprendre un classique russe romantique, c’est un autre moyen de se placer devant un miroir, de se confronter à d’autres expériences, à d’autres mondes, et ainsi de grandir dans le sien. Sans oublier qu’un nombre incalculable de théories des sciences sociales et autres « matières inutiles » ont motivé de grands mouvements révolutionnaires et réformateurs dans l’Histoire. La plume n’est-elle pas plus forte que l’épée ?

En effaçant les humanités de la carte de l’enseignement supérieur, les politiciens japonais font une esquisse du citoyen qu’ils imaginent composer leur nation dans un futur lointain. C’est un individu dont toutes les décisions sont basées sur un simple calcul coûts versus bénéfices, qui ne prend en compte que ce qu’il peut observer dans une éprouvette ; toutes formes de moralité, d’attachement culturel ou de questions sociales ont cessé d’ombrager ses jugements. En somme, c’est l’homo economicus parfait, que la passion et le passé auront complètement fini d’inspirer et dont la vie se résume à une fonction d’utilité immédiate.


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