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Le désordre des choses

As is (tel quel) consacre le talent grinçant de Simon Boudreault. 

Caroline Laberge

Des casse-têtes, des vélos, des tables, des matelas, des patères, un poisson gonflable, des toutous écorchés, des casseroles émaillées, des rollers désalignés, des sofas et des boîtes, encore des boîtes, ben, ben, ben des boîtes. C’est un immense tas d’objets hétéroclites qui accueille les spectateurs à leur entrée dans la salle. L’impression de claustrophobie qui devait se dégager du Théâtre d’Aujourd’hui où la pièce était présentée en avril 2014 cède le pas à un sentiment d’impuissance dans la salle Maisonneuve du Théâtre Jean-Duceppe où la pièce est reprise cet automne. Et voilà justement ce pour quoi Saturnin Lebel (François Pronovost), jeune universitaire à lunettes, a été embauché cet été par l’Armée du Rachat, pour être « trieur de cossins ».

Mesquineries et petites misères

Car à l’Armée du Rachat, il n’y a pas de technicien de surface, de préposé à l’écrémage des dons matériels ou de charroyeur de voiturette d’élévation des biens. Il y a un trieur de cossins, des trieuses de linge, puis un « téteux pousseux » qui monte des paniers. On se parle de façon crue. On s’appelle « pénis » ou « ti-coune », on joue des coudes, on se drape dans un lambeau de dignité, on s’extorque un peu, et on en bave. Néons glauques et illusions perdues, dans cette succursale, seuls les objets ont une seconde chance. C’est dans cet univers ratatiné que débarque Saturnin, naïf et bon enfant, indéfectiblement gentil. Il jure, mais il n’a pas tout à fait tort, même si sa présence dérange la mécanique malade d’un monde à l’équilibre fragile. La contradiction est le moteur d’As is (tel quel) mais il n’y a pas que les éboulements ou les rats que Saturnin apprendra à gérer.

Caroline Laberge

Improbable échafaudage

Une distribution adroite n’empêchera pas certains de trouver les personnages un peu minces. Jojo (Catherine Ruel), par exemple, qui justifie un larcin de sa marmaille toujours croissante ou Didi (Geneviève Alarie), l’ex-junkie encore romantique. Le malaise demeure pourtant. C’est que la subtilité n’est pas dans les personnages mais dans le sentiment qu’ils laissent au spectateur. On imagine trop facilement une Susu (Marie Michaud) désabusée et amenuisée par trente-sept années passées à travailler dans un sous-sol, qui ne peut même pas se projeter dans sa progéniture un peu minable (Marc St-Martin) ou un de ces petits tyrans exécrables, magouilleur de bas étage, plus huileux que véritablement véreux (Denis Bernard). Chacun présente son histoire à travers une chanson-thème. Malgré d’excellentes prestations musicales (Michel F. Côté, Claude Fradette et Philippe Lauzier), ces refrains aux paroles faciles brisent le rythme plutôt que de contribuer au sentiment de pathos qu’ils supposent. Heureusement, les dialogues sont bien plus solides, comme l’est l’exploitation scénique. Car si la scénographie de Richard Lacroix est saisissante, la mise en scène s’y plante habilement. Les éclairages d’André Rioux servent les zones d’ombre des personnages. Que dire de cet improbable échafaudage qu’est « le tas » : immense, monstrueux, labyrinthe et avant-scène, les comédiens le traversent, en surgissent, s’y cataloguent, s’y déploient, et y donnent leur misère en spectacle. 

Sinistre frisson des choses

Malgré le décor, ce n’est pas au consumérisme que s’attaque Simon Boudreault avec As is, ni vraiment à la lutte des classes, c’est à la quête de sens voire de salut (comme dans D pour Dieu !), aux petites misères qui usent à force de grincement. Si les personnages suscitent la pitié plutôt que la compassion, il n’en demeure pas moins que derrière la violence tragique de destins étriqués, il n’y a pas de cynisme, plutôt une lourde tendresse pour le genre humain. On se demande s’il n’y a pas un peu d’expiation dans la caricature que propose Simon Boudreault de son propre été passé comme trieur dans un centre de don. Si la rédemption existe, va-t-elle au rayon de l’électrique ?


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