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Coup de boule en librairie

Sur le chemin de La Mélancolie de Zidane, de J.-P. Toussaint.

Luce Engérant | Le Délit

Peu importe le nombre de livres que l’on lit, la masse des tomes que l’on s’impose par masochisme, par envie de dépassement de soi, ou encore par irrationnel désir d’autojustification. On ne prédit jamais les instants lors desquels le simple fait de lire agira en pied de biche sur notre cerveau. 

Publié aux Éditions de Minuit en 2006 (« Déjà ! » diront certains), La Mélancolie de Zidane est un micro-opuscule de Jean-Philippe Toussaint dont la longueur ne dépasse que de peu celle de ce billet. Pourtant, l’œuvre a la même violence sur l’esprit que le fameux coup de boule reçu sur le torse par Marco Materazzi à Berlin en juillet 2006…

Pensons naïvement : un coup de boule, comme une œuvre, ne saurait être percutant dans l’absolu. Pour l’Hexagone, par exemple, le rapport officiel du Ministère de l’intérieur catalogue 15 054 « coups et blessures volontaires criminels ou correctionnels » pour le seul mois de juillet 2006. Ceux-là, petite poignée répertoriée par la police, sont perdus dans un océan de « coups et blessures » oubliés à jamais.

Admettons environ 15 000 titres dans les rayons de – au hasard – la Librairie française de Rome. Ce serait, disons, un le premier septembre 2015, dernier jour des vacances d’été. Une fin d’après-midi et, qui plus est, une atmosphère crépusculaire aprécipitée par la fermeture imminente du magasin. En quête de quelque chose de bien précis – un livre sur l’État islamique –, un autre livre distrait, accoté à une pile de mastodontes « pikettesques ». Il attire l’attention par sa brièveté : étonnant de ne pas le voir s’envoler, tant il était à quelques phrases près de la feuille mobile. Il refusait de céder sa place sur l’étal de la librairie tel une Rosa Parks dans un bus à Montgomery. 

« C’est un sentiment qui n’interpelle que la mort »

De toute évidence, ce n’est pas un roman. Mais ce n’est pas non plus un essai, un article ou poème en prose. Le portail des Éditions de Minuit cite un journaliste qui en fait un « geste littéraire » en écho à un autre geste, celui d’un footballeur à l’apogée de sa carrière, une légende vivante qui, pour ce qui de l’extérieur semble des sottises d’écoliers, a compromis son heure de gloire. Un trop-plein qui est sorti malgré lui – une nausée, en référence au titre éditorial de l’œuvre que Sartre voulait intituler Melancholia. Un geste de révolte, en partie, peut-être. Mais ce serait trop facile. C’est un sentiment qui n’interpelle que la mort : aucun  jugement possible, aucune politisation possible ne peut coller à un tel geste. Par contre, le geste, lui, colle.

La forme de La Mélancolie de Zidane est aussi momentanée que l’irréductible moment qui l’obsède. Voilà sans doute une bonne partie de ce qui l’a fait remarquer : cette hardiesse de publier seul ce qui ne devait être que l’épilogue d’une série de textes sur les coupes du monde précédentes en Corée et au Japon. Si penser, d’après le mot d’Alain, c’est savoir dire « non », Toussaint en fait l’exercice impérial en refusant le recueil fourretout commode pour le bijou chétif, mais nécessaire. Neuf ans plus tard, il confronte le passage du temps à ses souvenirs de coupe du monde dans Football (2015), fraîchement sorti des presses de Minuit. Ainsi, ce n’est qu’une fois le livre déposé, en s’éloignant d’un pas décidé que la Beauté rattrape par derrière et traite notre sœur de pute.


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