Aller au contenu

Une histoire irakienne avant les guerres du Golfe

Entrevue avec le traducteur de Farida.

Ce dimanche, à Toronto, aura lieu le lancement de la traduction du livre Farida aux éditions Guernica. Traduite en anglais par Norman Cornett, cette œuvre avait vu le jour en 1991 sous la plume de Naïm Kattan, membre de l’Académie des lettres du Québec, entre autres distinctions. Norman Cornett livre une entrevue au Délit, approfondissant la lecture de Farida et expliquant comment il estime être son devoir d’État, en tant que professeur, de faire connaître l’Irak de Naïm Kattan à tous ceux et celles qui ne voient que les horreurs des journaux télévisés.

Le Délit : Pourquoi avoir décidé de traduire Farida en anglais ?

Norman Cornett : L’original français a été publié bien avant l’invasion américaine, bien avant l’État Islamique, une période pendant laquelle Saddam Hussein était au pouvoir. Je voulais communiquer au lecteur anglophone une autre vision que celle de l’horreur et de la tragédie qu’on voit aux nouvelles tous les soirs. Naïm Kattan est né à Bagdad en 1928, il y a passé toute son enfance et son adolescence jusqu’après la deuxième guerre mondiale. Il est ensuite allé faire ses études à la Sorbonne en 1947, ce qui explique qu’il soit devenu l’un des plus grands auteurs francophones. Il a déjà 52 livres à son actif et continue de publier : l’Université de Rouen vient de faire paraître 20 pièces de théâtre. Il a gagné de nombreux prix dont celui gouvernement du Québec, le prix Athanase-David. Il est au Canada depuis 1954 et je l’ai rencontré dans le cadre de mes cours. Ma spécialité, ce sont les sciences des religions, ce roman m’intéressait, il y est question des musulmans, des chiites, des sunnites, des Arméniens, des chrétiens, des Kurdes, des juifs, de tous ceux dont on entend parler aux nouvelles, de tous ceux et celles qui jouent un rôle important en Irak en 2015.

L.D : Le roman Farida présente donc le décor d’avant-guerre ?

N.C : Exactement, on y voit Bagdad en 1936, le carrefour où se rencontrent différentes communautés. Il y a des tensions, je ne veux rien diminuer, mais aussi une organisation. Une fois que l’étranger, avec l’armée, vient de l’extérieur, cet équilibre délicat balance. D’ailleurs, dans Farida, les Britanniques y sont déjà, et les Allemands frappent à la porte. On est au seuil de la deuxième guerre mondiale et tout le monde veut avoir accès aux puits de pétrole. Sur l’horizon, on voit les Américains. Il y a toute cette question du colonialisme et ce qui arrive quand une puissance étrangère vient brouiller les cartes.

L.D : Le public que vous visez avec votre traduction aujourd’hui, est-il plutôt à démentir ou à renseigner ?

N.C : Je dirais les deux, d’abord je voulais démystifier l’Irak. Nous y voyons le désastre, la catastrophe, or ça n’a pas toujours été ainsi. Ces peuples, ces religions, ces groupes ethniques, linguistiques, culturels, ils ont cohabité pendant des millénaires ! Naïm Kattan ne présente jamais Bagdad d’avant comme une utopie. Certes, il y avait des tensions, il y avait de grandes différences mais il y avait là ce que j’appelle une hybridité démographique.

L.D : Qui était viable ?

N.C : Oui, et durable ! Depuis des millénaires, puisque les juifs étaient en Iraq, à Bagdad depuis l’aube des temps ! D’ailleurs la plupart des écritures saintes, qu’on appelle les écritures hébraïques, viennent de l’Iraq, de Babylone, de toute cette région. Dans le roman Farida, Naïm Kattan annonce son identité et c’est une identité collective, il s’identifie avec toute cette histoire juive millénaire et il veut faire en sorte, à mon avis, que l’on ne l’oublie pas. La voix, qui est la sienne comme auteur, elle est à la fois la voix de son peuple. On peut y lire l’archétype de ce que Carl Jung appelait « la conscience collective ». Par toute la richesse de la culture antique juive irakienne, il nous fait voir autrement cette histoire et les évènements qu’on constate tous les soirs à la télévision.

L.D : Le roman en tant que tel, comment est-il mené ?

N.C : En temps que spécialiste en sciences des religions, je crois que Naïm Kattan se sert du paradigme biblique comme trame. L’expert en études littéraires canadien Northrop Frye avait composé en 1982 « la Bible, le grand code littéraire », une traduction de The Great Code, The Bible and Litterature. L’argument de Northrop Frye c’est justement que la pierre angulaire de la littérature occidentale, c’est la Bible ! Je maintiens, c’est ce que fait Naïm Kattan dans Farida. On commence avec deux individus : Ismael et Sasson. Comme dans le récit biblique, dès la Genèse, l’origine de tous les arabes se situe chez Ismael ; et Sasson est emblématique du peuple juif. Le roman commence avec un meurtre entre les peuples. Ensuite on voit des familles et les dynamiques qui s’y opèrent. Jacob et Isau, les deux frères, jumeaux d’ailleurs, fondateurs du peuple juif, hébreux qui s’entredéchirent sont en quelque sorte là dans ce roman, dans une autre famille. Il y aussi Farida, loin d’être faible, loin d’être une femme qui s’efface. Au contraire, elle s’affirme, elle s’impose, elle a une volonté de fer. Elle va de l’avant et elle devient celle qui sauve sa famille, qui sauve ses biens-aimés, qui sauve la communauté juive. Or, quel est le parallèle biblique ? Pensons au Livre d’Esther (l’un des livres constituant la Bible hébraïque). Dans ce récit hébraïque, Esther risque sa propre vie, comme Farida. Il y a là ce que j’appelle une synthèse littéraire avec le modèle d’Esther, le modèle biblique en plus du modèle de la musique. Oum Kalthoum est la plus grande chanteuse dans l’histoire de la musique arabe et Naïm Kattan y fait référence à maintes reprises. Le roman réunit des éléments puisés dans le répertoire musical, biblique, culturel et il en fait une synthèse absolument fascinante.

L.D : Qui est donc Farida ?

N.C : Farida est une femme que rien ne peut emprisonner, elle est libre à tous points de vue. Elle ne correspond à aucun stéréotype de femme et relève les défis à maintes et maintes reprises. Lorsqu’on veut l’emprisonner, l’emboîter, la confiner dans un espace, dans un rôle, dans une vocation, elle y échappe. Elle est toujours en quête d’une liberté pleine et évite surtout de tomber sous le contrôle des hommes, peu importe leur pouvoir. Même si elle aime un homme, elle n’en sera jamais captive. Naïm Kattan déjoue le regard occidental vers la femme orientale, il démystifie l’orientalisme dans ce roman. L’auteur est lui-même né en Iraq, il est arabophone, on ne peut pas l’accuser d’être orientaliste dans sa perspective. Au contraire, il parle comme quelqu’un de l’Orient.

L.D : Côté pratique, comment avez-vous abordé la traduction du roman ?

N.C : Dans un premier temps, je me suis donné comme but que la traduction se lise en anglais comme si, à l’origine, c’était écrit en anglais. De ce fait, je n’ai rien laissé en langue d’origine. En temps que traducteur, en sciences des religions, qui est une discipline connexe à la théologie et à la philosophie ; mon but était de garder l’essence tout en changeant la forme. Je me suis beaucoup servi d’expressions idiomatiques en anglais, y compris d’expression du sud-ouest américain, ce qui donne une lecture bien différente. Je dirais aussi, en temps que spécialiste en traduction, que je m’inspire beaucoup de la philosophie et de la théorique littéraire du russe Mikhail Bakhtin qui avait articulé l’idée de « l’imagination dialogique ». Mon but c’est de permettre au lecteur ou à la lectrice d’entrer en dialogue profond avec l’imaginaire de Naïm Kattan par une traduction qui dépasse les mots, qui dépasse le sens littéral pour atteindre le littéraire.

L.D : Donc vous avez une approche plutôt cibliste, vous recherchez l’effet produit plus que le mot à mot ? 

N.C : Oui, je traduis couramment de la poésie. Or, avec la poésie, il faut absolument saisir l’essence. J’ai donc appliqué ce paradigme de traducteur dans le genre du roman.

L.D : Et comment se passe votre relation avec l’auteur ?

N.C : Quand j’en parlais avec Naïm Kattan, je savais qu’en le traduisant en anglais, on pouvait accroître le lectorat, et je n’exagère pas, de 10 000 pour cent. Le roman Farida a déjà été traduit dans de nombreuses langues comme l’allemand ou le serbe mais toujours pas l’anglais ! Je vérifiais chaque fois avec Naïm Kattan qui parle couramment arabe, qui est Juif et qui connait l’hébreux, pour assurer une bonne traduction en anglais des expressions arabes et hébraïques. On se parle quotidiennement au téléphone, c’est une contribution qui nous amène au delà de l’orientalisme. Parce que tout problème humain a une solution humaine, et la littérature y est pour beaucoup.

https://​haveyouexperienced​.wordpress​.com


Articles en lien