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Les salades du légume

Enquête sur le journal satirique québécois Le Navet.

Chloé Anastassiadis

Combien de lecteurs de  journaux n’ont jamais entendu parler du Navet ? Probablement un trop grand nombre. Cela n’empêche pas les deux cofondateurs de ce journal en ligne indépendant que l’on connaît sous les pseudos Théophile Paul-Henri de Bourguignon et Trevor Wochestershirde Kingsburry et leurs collaborateurs de détourner régulièrement l’actualité du Québec et d’ailleurs depuis maintenant deux ans.

       En  entretien avec Le Délit, Théophile Paul-Henri de Bourguignon – de son surnom – raconte comment, après plusieurs expériences, Le Navet a fini par voir le jour. Tout commence lorsque Trevor et lui travaillent ensemble dans la même entreprise et ont l’idée d’envoyer de faux communiqués de presse à leur patron, pour plaisanter. Ils se mettent ensuite à publier ces écrits sur tumblr où ils s’amusent à expérimenter différents styles d’écriture puis à observer les réactions des internautes. En janvier 2013, ils créent leur propre site et lui donnent le nom affectueux qu’on lui connaît, en référence à The Onion, le journal satirique de fausses nouvelles américain qui ridiculise lui aussi le ton parfois trop grave que revêtent certaines affaires publiques. 

Un rire qui a du sens

Chez Le Navet, drôle ne rime pas avec absurde et T.P‑H de Bourguignon précise que le but n’est pas de rire sans réfléchir mais de repenser l’actualité de façon constructive. À l’instar de certaines professions, celle de Bourguignon et de Kingsburry ne consiste pas à éplucher des légumes mais les nouvelles de la journée. À la rédaction du Navet, ils réfléchissent aux moyens de parler de problèmes politiques ou économiques d’une façon nouvelle, en déformant l’information reçue et aux manières de faire passer un message. C’est à la suite d’une telle recette que sur le site du Navet, le Service de Police de la Ville de Montréal (SPVM) part à la chasse aux marginaux, le directeur de Radio-Canada s’annonce à lui-même qu’il est congédié pour réduire son déficit budgétaire ou que Belzebuth, prince des enfers, promeut la souveraineté du Québec.

À travers des histoires et des citations qui peuvent sembler insensées, l’équipe du gros radis caricature, déforme, parodie et dresse le portrait des autorités et hommes politiques québécois s’ils allaient jusqu’au bout de leurs idées et étaient cohérents avec les moins sages d’entre elles. Au cours de l’entretien avec Le Délit, Théophile de Bourguignon souligne cependant que le but est de rire de tout sans prendre parti. Ils cherchent à se moquer de tous et à cibler seulement ceux qui pourraient rire en voyant de tels articles.

Divertir son potager

Bien que récent, Le Navet a exploré plusieurs formats depuis sa parution début 2013. Des revues papier permettent aux lecteurs les plus dévoués de tenir entre leurs mains les articles de l’année passée, sous forme de livrets édités par les maisons Cardinales et disponibles sur le site du même nom où l’équipe du Navet recommande humblement : « sa revue annuelle vous fera rire et sacrer, en plus d’avoir un impact historique aussi significatif que la révolution industrielle et l’invention de la roue. » Pour pouvoir se moquer de ce qui l’entoure avec dignité, le journal montréalais a compris qu’il doit aussi savoir rire de lui même et ne pas trop se prendre au sérieux. Entre deux articles satiriques, il se repose parfois dans cette branche-là, comme nous le montre le faux sondage datant de novembre 2013 qui assure que 95% des arbres du Québec veulent être abattus et transformés en page de la Revue de l’année du Navet. Depuis peu, leur sens de l’humour se traduit aussi par le format vidéo sur un ton qui n’est pas sans rappeler les fausses émissions du trio comique français Les Inconnus. Une nouveauté que Le Navet espère développer si son financement le permet.

Juger de sa saveur 

Avec plus de 15 000 mentions « j’aime » sur sa page Facebook, Le Navet a su conquérir un public perspicace et désireux de varier ses sources d’information. Pour Alexandra Leblanc, étudiante à McGill, l’ironie et la désinformation dont ce journal fait preuve poussent à réfléchir à la réelle désinformation des médias de masse du Québec. « Peut-être aussi que ça incite à vouloir mieux s’informer sur ce qui se passe réellement. Bref, les articles du Navet font remettre en question la nouvelle. »

Pour sa part, c’est par hasard, peut-être à travers les médias sociaux de la grève de 2012, que l’étudiant de l’UQAM Roderic Archambault-Lavigne a découvert Le Navet. Ce qui lui plaît chez ce qu’il voit comme du « métajournalisme », c’est la façon dont ses auteurs croisent les différentes nouvelles. « Par exemple, l’article du 26 mars 2015 titré Le SPVM suggère aux manifestants de saccager l’hôtel de ville pour éviter les arrestations récupère un événement datant de la fin août 2014, lors d’une manifestation contre des mesures budgétaires où les manifestants – dont certains étaient policiers – ont saccagé la salle d’assemblée de l’hôtel de ville. Le Navet rappelle ce moment en ironisant la violence qu’offre actuellement le corps policier envers les manifestants, qui militent essentiellement contre les mêmes mesures d’austérité. Je trouve ce jeu de nouvelles drôle et intelligent. »

Il arrive très exceptionnellement que Le Navet ne parodie pas les nouvelles et les reprennent telles que les grands médias les ont rapportées, l’effet tristement comique en est redoublé, le ministre Bolduc en a fait les frais le 17 février 2015, avec l’affaire des très respectueuses fouilles à nu sur des élèves. Quand on n’en croit pas ses oreilles, peut-on en croire son navet ? 


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