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Sa faute à qui ?

Au théâtre, aujourd’hui, le public a besoin d’un ennemi. 

Luce Engérant

S’asseoir à sa place, au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui en ce mois de mars, c’est un peu comme avoir le droit d’assister à un souper de famille avec une cape invisible. L’ennemi public, cette tête de turque à mille visages, n’est pas celui qu’on pense. Il est celui qui pense, mais qui pense mal. C’est le problème du temps, le problème du lieu aussi. C’est le problème des gens qui ont besoin d’avoir des idées fixes pour se sentir exister, qui savent tout et pensent trop fort et qui, par-dessus le marché, ont trop de bonnes raisons pour refuser d’envisager le doute.

Singulièrement ancré dans son temps, le discours des personnages est composé de toutes ces phrases qui prétendent avoir raison, qui jugent en riant et qui se nourrissent de la culpabilité de ceux qui sont coupables d’en éprouver. Du théâtre de l’absurde ? Oui, mais « l’absurde de la vraie vie » répond Brigitte Lafleur, la comédienne qui tient le rôle d’une mère ahurissante. L’audace de la mise en scène d’Olivier Choinière est comprise entre un seul espace en rotation, une tarte familiale divisée en trois parts inégales, et une temporalité éclatée. Où chacun a sa bonne mauvaise raison d’ouvrir grand sa bouche, on ferme la sienne, on remercie le quatrième mur et on apprécie la distance. 

Alors que les grands discutent autour de la table, s’insurgent contre Guy Turcotte et Magnotta, accusent, insultent et se précipitent au fond d’un cul-de-sac, les enfants se chicanent devant la télé. Parce que Le Devoir et ses billets d’humeur ne vaut peut-être pas mieux que le Journal de Montréal de l’empire Québecor, parce que les chroniqueurs de Radio-Canada peuvent aussi être d’excellents ennemis publics, parce que remettre René Lévesque sur la table n’est que le début du procès qui avorte chez Wilbert Coffin. Tous les discours se mêlent, tirent à bout portant sur des conclusions intenables et finissent par retentir sur l’éducation que reçoivent Aurelia et Jonathan, les deux enfants.

Tuer un écureuil, c’est bien. Mordre l’oreille d’une excentrique, ça mérite de se mettre à genoux et d’être filmé en train de s’excuser. « Fais-ce que je dis, pas ce que je fais» ; oui mais rendu là, on ne sait plus ce qu’on dit alors on finit par faire ce qu’on disait qu’on ne ferait pas : ça dérape, se bagarre et finit sur la terrasse. « Y va pas l’jeter en bas du balcon ? » murmure une spectatrice inquiète. La tension est ficelée comme un gigot, personne ne veut du mal aux autres mais tout le monde finit par s’en faire. Personne ne veut du mal aux autres ? Initialement, non, mais une fois que s’amorce le dérapage, les nuances disparaissent et la conversation prend des tournures follement réalistes. Pourrait-on déplacer une telle pièce lorsque ce sont les circonstances qui lui donnent un souffle ? « Aujourd’hui, la réception est exceptionnelle, se réjouit Brigitte Lafleur, mais dans dix ans, est-ce que les gens entendront les mêmes discours dans leurs salons ? » Quoi qu’il en soit, ce n’est pas demain la veille que la réponse nous parviendra, parce que René Lévesque, ça date quand même. Une critique virulente de la société enrobée dans une heure et demi de petites blagues fines ; on peut dire sans doute qu’Olivier Choinière a l’étoffe du virtuose.


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