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Temps délictif

Petit cours d’écriture à l’usage de tous.

Gwenn Duval

Mon arrière-grand-mère avait coutume de dire, avec un sourire : « И то ће проћи, i to će proći » (ça aussi ça va passer). C’était sa phrase des beaux, comme des mauvais jours, des vacances, comme des quotidiens plus difficiles à traverser ; sa façon de calmer les enfants trop heureux de lécher leurs doigts dégoulinants de sorbet à la framboise et aussi sa façon de calmer les mauvaises passes. Ne trouvez-vous pas fascinante cette résonnance des mots, assujettis à l’atmosphère, au temps, à l’espace, au vent et au bruit qui les porte. Le verbe ne fait pas, non, le verbe passe. Il passe comme un message, et quand il repasse, s’il ne tombe pas à plat, c’est qu’il reste des plis.

Suis moi, lecteur, voici ma théorie : 

Le verbe est en plis. Le verbe n’est pas une carte, mais il la suit de si près qu’on pourrait les confondre. Je ne vais pas déplier la carte tout de suite, ce serait trop facile. Je vais me promener avec, dans la poche. Il nous faut crayon et carte blanche pour tout baluchon, la route se dessinera d’elle-même, suivant les pas mot à mot. Ne cherche pas la dernière ligne maintenant, ne te précipite pas vers la fin, nous venons tout juste de commencer à aller les yeux fermés. Arrête-toi un peu de lire et lève les yeux, lève les yeux te dis-je. Souviens-toi d’un jour où tu t’es perdu. Fais-le, perds-toi. [     ] Je vais te dire ce que je pense, je pense que tu ne t’es jamais perdu. Moi non plus je ne me suis jamais perdue, je n’écrirais pas sinon, et tu ne lirais pas. Nous ne nous sommes jamais perdus. Rien ne se perd, rien ne se crée, il s’agit simplement de relecture. 

« И то ће проћи, i to će proći », mais le pro-verbe, lui, reste. Le verbe n’est pas un plan, mais ils ont en commun de changer avec le temps. Nous en sommes à la moitié de la route d’aujourd’hui, ce n’est pas très long, un aujourd’hui. Le verbe a son passé, son présent, son futur. Imaginez si je change de temps, c’est maintenant ou jamais, je vais sortir la carte de ma poche. Vous allez me suivre, vous allez y arriver, ce n’est pas impossible. Je vais déplier la carte, le verbe va se déployer, vous allez l’attraper avant qu’il ne s’envole. Vous êtes prêts ? 

Non, vous n’êtes pas prêt. Le présent est un temps problématique. On repassera, ne vous en faites pas, il restera des plis. Nous nous perdrons, nous nous créerons, nous nous lierons, nous nous délierons. Nous dirons que vous vous créassiez, puis nous reviendrons au présent et nous dirons : il faut que nous créions. J’aurai une plume, vous aurez vos yeux. J’aurai des mots et vous aussi. 

Je vous dirai : « mon arrière-grand-mère a vécu beaucoup de guerres. » Vous penserez : « c’est dur, la guerre. » Je vous dirai : « je n’ai jamais vécu la guerre. » Vous penserez : « moi non plus. » Vous penserez peut-être : « moi, si. » Voyez comme les mots résonnent différemment : sorbet, framboise, popcorn, garage, grenier, grigri, grand-mère, grand, mère.

J’ai déplié un micro-centimètre de ma carte, j’ai regardé un milli-milli-millième du plan. Tu vois, lecteur, nous ne sommes pas perdus. Nous avons juste réussi à perdre un micro-milli-milli-millième de centimètre de temps, que nous avons créé en même temps.


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