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Réponse au #OscarsSoWhite

Gwenn Duval

Comme chaque année, vers la fin du mois de février, la cérémonie des oscars envahit l’espace public, accompagnée de son cirque médiatique. Certaines chaînes de télévision couvrent le fameux tapis rouge, espérant apercevoir un bout de la robe de Jennifer Lawrence ou arracher trois mots à George Clooney.

Depuis quelques années maintenant, les utilisateurs des réseaux sociaux y vont aussi de leur petit commentaire. Cette année, un hashtag (ou « mot-clic ») en particulier a enflammé Twitter : #OscarsSoWhite. Le #OscarsSoWhite et ses relayeurs critiquent le manque de diversité ethnique dans les nominations de l’Academy of Motion Picture Arts and Science pour ses Academy Awards, ou oscars du cinéma. Dans les trois catégories individuelles phares que sont Meilleur Acteur, Meilleure Actrice et Meilleur Réalisateur, sur les quinze nominés il y avait quatorze Blancs et un Hispanique, pas de personne de couleur donc.

Avant de se lancer dans un argumentaire visant à expliquer (c’est-à-dire déplier) ce phénomène, il faut d’abord s’intéresser à la plate-forme depuis laquelle le débat a été lancé : Twitter. Sur les 288 millions d’utilisateurs actifs du réseau social, plus de la moitié réside aux États-Unis d’Amérique, le second pays le plus représenté est le Royaume-Uni avec 17% des utilisateurs, vient ensuite l’Australie avec 4%, puis le Brésil, le Canada et la France dans des proportions tout aussi marginales. Le réseau est donc un microcosme américano et anglo-centré, occidental et démocratique. Néanmoins, les humeurs de ses utilisateurs influents sont relayées par les médias de masse ; dans l’affaire des oscars, The Guardian et CBC entre autres ont relayé le #OscarsSoWhite dans des articles d’information.

Twitter pose plusieurs problèmes, notamment la question de la nuance – comment nuancer un propos en 140 caractères – ce qui interroge de fait la possibilité d’un débat. Aussi, les mots-clics créent un comportement moutonnier, un spin médiatique à coups de clics, ce qui fait de Twitter le lieu de la doxa, du lieu commun, de la bien-pensance.

En témoigne le manque d’humour, ou la perte d’humour qu’a provoqué le #OscarsSoWhite chez certains, réagissant à chaud depuis leur ordinateur à chaque blague ambigüe de l’animateur de la soirée, l’acteur Neil Patrick Harris, et à celles de différents intervenants. L’exemple le plus frappant est sans doute la blague de Sean Penn lancée à son ami réalisateur Alejandro González Iñárritu, à propos de sa carte verte. Certains agélastes y ont vu la critique des groupes ethniques minoritaires, notamment hispanique, dans ce qui n’était finalement qu’une boutade entre amis (Sean Penn a tourné avec Iñárritu il y a une dizaine d’années, dans 21 grammes).

Raciste, l’Académie ?

L’Académie serait-elle raciste ? Non évidemment, puisque les deux derniers gagnants du prix du Meilleur Réalisateur sont mexicains ! C’est être mauvaise langue, mais ce contre-argument est à la hauteur du mot-clic et du spin qu’il a provoqué. Manifestement, la question noire se pose encore aux États-Unis, ce que révèlent aussi les événements à Ferguson, Missouri l’année dernière. Avec un peu plus de recul, c’est encore la question de la ségrégation qui semble se soulever. Est-il si surprenant de constater aujourd’hui un manque de diversité ethnique dans une manifestation culturelle d’un pays qui, jusqu’en 1964, autorisait les discriminations basées sur la couleur de peau ?                   La décennie précédente avait vu les combats de la communauté noire de Montgomery en Alabama contre la ségrégation dans les transports en commun autour de l’affaire Bowder v. Gayle et de l’emblématique Rosa Parks quelques mois plus tard. C’est en 1964 que la loi constitutionnelle entérine l’interdiction de la discrimination raciale, en plus des discriminations basées sur le sexe, la religion ou le pays d’origine, acte constitutionnel renforcé en 1968 après les mouvements sociaux qui ont suivi l’assassinat de Martin Luther King. Cela ne veut pas dire que les mentalités ont changé, hélas, les mentalités changent bien moins rapidement que le droit.

Le lieu de la violence symbolique

Ce qui se joue en fond, au-delà de la question raciale, c’est la question du pouvoir symbolique et institutionnel, la domination dans les sociétés occidentales des hommes, des Blancs, et de la classe supérieure upper-upper selon la terminologie sociologique. David Oyelowo, qui interprète le rôle de Martin Luther King dans Selma de Ava DuVernay, nominé dans la catégorie Meilleur Long-Métrage, disait récemment en entrevue (repris par une vidéo du Huffington Post sur le #OscarsSoWhite) que les Noirs étaient souvent représentés par des personnages serviles (on peut penser au rôle de Chiwetel Ejiofor dans 12 Years of Slave) et non par des personnages maîtres de leur destin, dans une position dominante, comme un roi. On peut lui objecter le rôle de Forrest Whitaker dans Le dernier roi d’Écosse qui lui a valu l’oscar du Meilleur Acteur, mais dans le fond il a raison. La vidéo du Huffington Post montre également que l’omniprésence de réalisateurs blancs induit un regard blanc sur ces personnages noirs. Plus largement dans le champ cinématographique, le pouvoir symbolique s’exerce également sur les femmes, voir à ce sujet la notion de male gaze (regard masculin) développée par Laura Mulvey dans son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema (1975) et ce que ce regard implique en terme d’objectification de la femme.

Revenons-en au sujet des nominations à proprement parler. Il est clair que l’industrie du cinéma hollywoodien est un lieu de pouvoir symbolique, où s’exerce de fait une violence ou ségrégation envers les minorités ethniques. Mais enfin, faut-il avoir recours à la discrimination positive dans le processus de nomination, là où seul le mérite artistique devrait être pris en compte ? Faut-il, de façon plus radicale, instaurer des quotas comme certains le suggèrent ? Cela semble bien ridicule, et pourtant les adeptes du safe space le réclament avec le plus grand sérieux du monde. 

Le même débat a animé la cérémonie des oscars en 2010, autour du féminisme. Cette année-là, Kathryn Bigelow a remporté la statuette du Meilleur Réalisateur (le terme anglais, Best Director, ne pose pas de différenciation des sexes) pour Démineurs, devenant la première femme à remporter un oscar dans cette catégorie. Certains y ont vu un parti pris de l’Académie en réaction aux critiques adressées à ce sujet, et en ont conclu qu’en récompensant Kathryn Bigelow, c’étaient les femmes qu’elle récompensait.

Académie et conservatisme

L’Académie justement, venons-en. C’est bien ce qu’il y a de plus évident dans cette affaire de #OscarsSoWhite. Que sont les oscars, ou les Academy Awards au juste ? N’y a‑t-il pas, dans Academy Awards, le mot Academy ? Or, l’académie, c’est par définition le lieu de tous les conservatismes. Certains se sont amusés à sortir des statistiques sur les membres de l’Académie, qui serait composée à 94% de Blancs, 77% d’hommes, avec une moyenne d’âge de 63 ans. Et c’est ce collège qui distribue les petites statuettes d’or qui sont aujourd’hui les prix les plus importants dans le champ cinématographique, une importance qui ne tient en fait qu’à une sorte de légitimation culturelle qui s’est inscrite dans le temps et qui correspond à un entre-soi, les acteurs votant pour les acteurs, les réalisateurs pour les réalisateurs, etc. N’est-il pas étonnant, au vue de la composition de l’Académie, qu’il y ait des tendances de discrimination, aussi bien ethniques que sexuelles (économique également, les films concernés sont tous, à quelques exceptions près, de grosses productions)?

C’est ce qu’ont oublié tous les twittos qui ont relayé le #OscarsSoWhite dans l’empressement et le bruit du cirque médiatique qui entoure cet événement. Les oscars ont une telle portée dans la conscience collective qu’on oublie facilement qu’ils sont le fait d’une institution privée de moins de 6000 membres (présidée, d’ailleurs, par une femme noire, Cheryl Boone Isaacs), qui n’a pas à justifier ses choix devant les porteurs de la parole doxique.


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