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La fête de l’insignifiance

Le TSAR discute le dernier Kundera cette semaine à McGill.

Milan Kundera

Critiquer, c’est aussi s’appliquer à penser et à prendre position. Impossible donc de réprimer un sentiment d’absurdité en prenant position quant à une œuvre qui plaisante avec toute prise de position. Et d’ailleurs : pourquoi penser tout haut, en public ? Pour promouvoir ? C’est louable : après tout, qu’est-ce que fait la pensée sinon la promotion de choses ? Pro-movere. Pousser de l’avant. Imposer la réalisation de sa propre représentation du monde par le biais de sa propre volonté, dirait le Staline de Kundera. En marche, tous ! So-so-so ! Solidarité ! Je suis Milan !

Prenons donc la question de haut : qu’est-ce qu’il fait, ce dernier roman du célèbre tchèque, cette légère plume d’oiseau ajoutée en post scriptum à ses briques pléiadisées, cette amusante digression (en apparence) comme en raffolait un des maîtres avoués de l’auteur, ce cher Denis Diderot ? Qu’est-ce qui sépare cette œuvre « de plus » du romancier qui n’avait pas publié depuis 2001 ?

Remontons encore un peu : à proprement parler, La fête de l’insignifiance n’est pas un roman. C’est plutôt une série de réflexions drolatiques portées par une poignée de personnages récurrents. Des « personnages felliniens revus et corrigés par Kafka », disait le critique Philippe Labro. Ramon, Alain, Caliban, D’Ardelo, Staline et compagnie tissent thèmes, contre-thèmes, les développant à la manière d’un contrepoint, cette forme d’écriture musicale pour laquelle l’auteur n’a jamais caché son affinité. Rappelez-vous les « Muss es sein ?» beethovéniens de l’Insoutenable légèreté de l’être.

D’accord, mais alors que dit-elle, cette « dernière valse » – ainsi que l’appelait le Nouvel Obs en avril 2014 – contrapuntique et espiègle d’un écrivain qui pousse les 85 bougies ?

Posons ce qu’elle n’a aucune envie de faire : plaire. Mais sans  pour autant lancer le pavé dans la marre. « Nous avons compris depuis longtemps qu’il n’était pas possible de renverser ce monde, ni de le remodeler, ni d’arrêter sa malheureuse course en avant. Il n’y avait qu’une seule résistance possible : ne pas le prendre au sérieux. » La sagesse du romancier au crépuscule de l’âge ressemble au non-agir de Lao-Tseu se préparant au dernier exil. (Des passages du Tao-Tö King auraient même pu être de l’auteur tchèque : « Tout le monde tient le beau pour le beau, / c’est en cela que réside sa laideur. / Tout le monde tient le bien pour le bien, / c’est en cela que réside son mal. ») De son observatoire, Kundera décrit un monde et son Histoire sous l’emprise d’un monstrueux blagueur : le Temps, cette pompe à kitsch, ce prestidigitateur qui change les gens en marionnettes. Le terrifiant Staline finit lui-même en chasseur moustachu à l’apparence folklorique, quasi-hipster d’une charmante bonté virile arrachant des sourires à la foule.

La prose de La fête de l’insignifiance surprend, déride et désillusionne : un doigt étranger qui vous chatouille le nombril. Pour l’auteur, on le lit comme un saut de l’ange littéraire vers l’unendliche Wohlgemutheit hégélienne : l’infinie bonne humeur. « Pas la raillerie, pas la satire, pas le sarcasme. C’est seulement depuis les hauteurs de l’infinie bonne humeur [qu’on] peux observer au-dessous […] l’éternelle bêtise des hommes et en rire. » Les droits de l’homme, les allumeuses, les Narcisses, les petits « valets de la vérité » chauves et bienveillants nourrissent le rire de l’auteur.

Inévitablement, il s’en trouvera toujours pour lire de trop près, en trouver à en redire, donner à l’œuvre des prétentions qu’elle n’a que peu ou pas. Mais la force de l’œuvre, c’est aussi une force d’intégration, puis de dissolution de tout discours sérieux voulant la réduire à une ambition affirmée. Tentez d’en saisir une parcelle pour en conclure quoi que ce soit, la voilà qui se dérobe ; la structure pluritopique du texte en permet un miroitement du sens. Si l’on doit à tout prix en déterminer une forme d’unité, ce serait celle d’un geste ample et amical – un geste précieux contre la « malheureuse course vers l’avant ».

S’il vous dit de poursuivre la conversation, rendez-vous mercredi au Arts 160 de 9h30 à 12h30 à l’atelier de l’équipe de recherche  « Travaux sur les arts du roman ». Toute l’info sur tsar​.mcgill​.ca. 

Un mot des panélistes

« Qu’est-ce qui vous frappe le plus dans l’œuvre ? »

Ce qui frappe le plus quand on lit La Fête de l’insignifiance (et plus encore chaque fois qu’on le relit, ce à quoi nous invitent non seulement sa brièveté mais sa forme même), c’est combien il s’agit d’une œuvre à l’architecture savante. Telle section qui apparaît au premier abord comme une digression se révèle, dès qu’on déplace son point de vue, comme porteuse d’une idée centrale ; qu’on décale encore un peu le regard et c’est cet autre épisode (du moins ce qui semblait être un épisode, car les liens qui l’unissent aux autres sections du livre sont si multiples que l’idée même d’épisode ou de section semble ne plus tenir) qui apparaît comme une pierre de touche. Le roman se déplie ainsi sans cesse d’une lecture à l’autre et fait constamment bouger son centre de gravité, mouvement dont on saisit qu’il serait impossible s’il n’avait pour origine un très grand art de la forme. Et cet art est d’ici d’autant plus efficace qu’on ne peut jamais vraiment savoir si tout ce qui nous est raconté est sérieux ou non.
Isabelle Daunais
Isabelle Daunais est professeur titulaire au Département de langue et de littérature française de l’Université McGill depuis 2004. Ses travaux et ses recherches portent sur la littérature française du XIXe siècle et sur le roman moderne, abordé comme forme de pensée et d’exploration du monde.

« Après la première lecture, vous en avez pensé ? »

J’ai pensé qu’il était difficile de définir l’insignifiance sans la trahir, sans lui donner un sens trop clair ou trop précis, et que pour cette raison il fallait garder de ce roman des scènes, des images, une impression d’ensemble ou un climat, plutôt que d’y chercher une vérité philosophique ou morale par laquelle on puisse le résumer. C’est vrai bien entendu de tous les romans de Kundera (et même sans doute de tous les romans); mais ça l’est encore plus, de manière je dirais plus exemplaire, pour celui-ci, le plus irréductible et le plus mystérieux qu’il ait écrit. 
Yannick Roy
Yannick Roy est professeur de français au Cégep du Vieux-Montréal.

« Qu’est-ce que La fête de l’insignifiance peut dire de plus que le reste de l’œuvre kundérienne ? »

Pourquoi le vieil écrivain qui n’a pas publié un roman depuis 2001 a‑t-il voulu prendre la parole ? Les derniers paragraphes de La fête de l’insignifiance se présentent comme une scène burlesque qui semble tirée d’un film de Federico Fellini. Que doit-on penser de ce roman ? Est-ce une blague énorme ou une méditation sur le comique ? Kundera n’a pas voulu nous amuser, ni se moquer de nous. À travers une histoire insignifiante, il montre à ses lecteurs ce qui reste encore pour ce « mécréant » de 85 ans : l’amitié comme valeur sacrée.
Francis Mus
Francis Mus est Doctorant à la Katholieke Universiteit Leuven. Il travaille sur les dynamiques du modernisme et de l’avant-garde historique littéraire dans les revues littéraires belges.


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