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Emprise aux pages

Anima de Wajdi Mouawad, un coup de livre dans les entrailles.

Gwenn Duval

Si d’aller assister à une pièce de Wajdi Mouawad est un peu comme se porter volontaire à être pris en otage devant l’horreur trop humaine mise en scène, lire son roman c’est avant tout choisir de continuer après le premier chapitre. Pas de préambule, pas d’Eden ; Wahhch Debch rentre chez lui pour y trouver l’amour de sa vie, Léonie, un couteau planté dans le sexe.

Ce n’est pas un coup de théâtre, impossible de fermer les yeux. L’esprit lutte, impuissant, pour ne pas transformer la description minutieusement macabre en image cruellement lancinante. Que s’est-il passé ? Pourquoi Wahhch réagit-il aussi étrangement ? Quelle menace planait sur ce couple ? Où sont-ils ? Pourquoi le narrateur boit-il l’eau des toilettes ?

On n’est pas sûr de vouloir savoir, pourtant un besoin trouble de comprendre agite une part obscure de l’esprit ; la page tourne. Les chapitres sont courts, titrés en latin avec des noms d’animaux. Les narrateurs se relaient : chats, chiens, moineaux, araignées, mouches, moufettes… Jamais indifférent, le regard animal note, raconte et réagit au passage ensanglanté de Wahhch à travers les dédales funèbres de l’innommable, de l’inhumain des Hommes. 

La Sûreté du Québec est chargée de retrouver le coupable, mais Wahhch est obnubilé par le réveil d’un traumatisme de son enfance qui a surgit au moment de la découverte de Léonie. Guidé par la nécessité de voir le meurtrier pour s’assurer que ce n’est pas lui-même, il s’engage dans une quête policière, nationale, familiale, individuelle et tragiquement collective. 

Est-ce l’histoire d’un homme soumis à de « sombres coïncidences » ou le récit d’un univers vengeur qui s’abat sur les personnages, les entrainant dans les profondeurs de la haine, où la porte d’échappée n’a de clé que le prix de la vie ? Wajdi Mouawad crée chaque occasion pour parler des failles de nos sociétés. Le massacre de Sabra et Chatila au Liban ou la Loi d’intégration canadienne dépassent de loin les titres de journaux. Anima raconte les blessures de ceux qui vivent avec le poids du passé, familles et nations saignées, humains traumatisés. 

Ni Wajdi ni Wahhch ne reculent devant l’expression des penchants sadiques que les animaux narrent, brouillant les limites des instincts humains. La cohabitation est douloureuse, la pensée houleuse ; le confort, lui, est à mille lieues d’être concevable. Pourtant, un rictus, parfois, monte aux lèvres. Malaise ou éclat de génie, peut-on oser sourire à cette plume qui danse sans pitié ? 

Anima, c’est une descente dans l’abime infernal de la cruauté humaine où les instants de grâce, appels d’air à travers les ténèbres des souvenirs macabres, calment la respiration haletante d’un homme qui traque sa boîte de Pandore. L’espoir ne noircit que peu de pages, où se tissent les liens entre ceux qui ont souffert, souffrent et souffriront par la main d’Homo Sapiens sapiens. 

Quelle justice est donc celle des hommes lorsque persistent des monstruosités jamais pardonnées, superficiellement effacées des mémoires ? Wajdi Mouawad ne répond pas, il cherche et cela se sent : « si la vie est un perpétuel cri de douleur, comment faire pour entendre son écho et échographier le visage de ce qui nous faire souffrir […] c’est la leçon des chauves-souris : pour voir le visage de ce qui te fait souffrir, tu dois faire de ta douleur un collier qui enchaîne des perles de silence aux perles de tes cris. »  Ce qu’il faut de fléaux pour un air de roman… 


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