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« Nous, les premiers peuples sur ces terres »

Quelle est la place de l’identité autochtone au Canada ?

Luce Engérant

Rebuts de la colonisation, en marge de la société canadienne moderne, les autochtones revendiquent sans relâche une reconnaissance de leurs racines. Selon l’Enquête nationale auprès des ménages (ENM) de Statistique Canada, près de 1 600 000 personnes se sont déclarées autochtones en 2011, ce qui représenterait environ 4.3% de l’ensemble de la population canadienne. Même si ces chiffres montrent qu’il s’agit d’une minorité, parler d’une identité indépendante des Premières Nations au Canada n’est pas un anachronisme.

Se définir en tant que peuple(s)

Quelle est l’identité des Premières Nations ? « C’est une question bien large », rit M. Kenneth Deer, membre de la nation iroquoise des Mohawks, dont il est  représentant à Kahnawake. En entretien avec Le Délit, il prend le temps de décrire la forte identité nationaliste de son peuple. Les Mohawks tirent une fierté de la Constitution des Cinq Nations, datant du dix-huitième siècle, formulée conjointement avec les Tsonnontouans, les Onnontagués, les Goyogouins et les Onneiouts. La Constitution est un code légal, définissant les rôles et les comportements des individus, ainsi que des piliers politiques et militaires au sein de ces nations. On retrouve cette force identitaire dans la déclaration de l’Assemblée des Premières Nations (APN) au Canada, serment des temps modernes : « Nous, les premiers peuples sur ces terres, savons que le Créateur nous a mis ici. […] Les droits et les responsabilités qui nous ont été donnés par le Créateur ne peuvent être modifiés ni nous être enlevés par aucune autre nation. » S’il y a bien un point sur lequel M. Deer insiste quand il s’agit de comprendre la place des peuples autochtones au Canada, c’est qu’ils ne se perçoivent en aucun cas comme des citoyens canadiens. L’identité des Premières Nations existe par et pour elle-même.

« Racisme institutionnalisé »

Sur la question autochtone on soulève généralement des problèmes de disparités économiques et sociales. Par exemple , dans l’Aide-mémoire sur les questions autochtones publié en 2011 par la bibliothèque du Parlement, on indique que le taux d’emploi des Autochtones de 25 à 64 ans pour l’année 2011 est de 63%. On souligne en outre une différence de 30% entre le revenu annuel médian des peuples autochtones et celui des canadiens non-autochtones. 

Ces problèmes semblent ancrés dans des normes identitaires appuyées par certaines institutions. « Le problème au Canada », explique M. Deer, « c’est que les Premières Nations sont traitées comme un peuple moindre ». C’est ce qu’il appelle le « racisme institutionnalisé ». Depuis la colonisation qui a eu pour conséquence la perte de leurs territoires ; la Réserve des Six Nations, une étendue de 3800 kilomètres carrés (maintenant réduite à 190 kilomètres carrés) a été formée en 1784 dans le but d’accueillir les peuples autochtones. « C’est une dépossession largement acceptée : notre territoire n’est même pas notre territoire », commente M. Deer. Il ajoute : « Nous n’avons pas notre propre argent ! ». En effet les sommes allouées par le gouvernement aux peuples autochtones sont issues des contribuables. 

Un autre exemple, plus concret et plus quotidien, de ce racisme est la marginalisation de ces peuples. M. Deer mentionne le scandale autour des centaines de femmes autochtones disparues ou assassinées, autour desquelles plane un silence de plomb. 

Dans l’éducation

Selon un autre rapport du Parlement du Canada sur les investissements fédéraux dans l’éducation postsecondaire, le gouvernement a déboursé 1,93 milliard de dollars sous la forme de prêts à un total de 345 124  étudiants à temps plein et à temps partiel, au cours de l’année scolaire 2006-07. La fondation Indspire déclare avoir versé, depuis sa création en 1985, un total de 65 millions de dollars destinés à financer les études de jeunes membres des Premières Nations. Cependant, selon l’Aide-mémoire sur les questions autochtones, en 2006 « 50% des membres des Premières Nations vivant sur les réserves et âgés de 25 à 64 ans n’avaient pas obtenu leur certificat d’études secondaires ». Aussi, ce rapport fixe à 8% la proportion de ces Nations ayant un baccalauréat ou un certificat d’études supérieures. M. Kenneth Deer, lui, a occupé la fonction de conseiller pour les étudiants autochtones dans une école secondaire. L’éducation est un souci premier, selon lui, mais il ne faut pas oublier que la culture des Premières Nations est fondamentale et qu’elle doit être protégée. La question de l’éducation fait évidemment réémerger celle de l’identité. Doit-elle être en opposition avec l’éducation canadienne ?

Apprendre à cohabiter

Kenneth Deer a notamment été Président du Caucus autochtone aux Nations Unies, et il a œuvré activement à la rédaction et à la votation de la Déclaration des Nations Unies sur les Droits des Peuples Autochtones en 2007. Après vingt-cinq ans de débats, la déclaration est passée alors que la délégation du Canada a voté contre, invoquant une contradiction avec la Constitution canadienne ainsi que la Charte canadienne des droits et libertés. Cette déclaration a été réalisée en collaboration avec les associations militantes pour les droits des peuples autochtones du monde entier. D’ailleurs, le travail continue afin d’affirmer les droits de ces peuples à l’autodétermination, et Kenneth Deer insiste sur la signifiance de ce combat conjoint : « nous avons tous pâti des mêmes discriminations. Il est plus facile de s’unir afin de se battre pour nos droits. » 

La même collaboration est-elle possible avec le gouvernement canadien ? En fait, y a‑t-il un dialogue ouvert avec ces institutions ? La réponse de Kenneth Deer est un « Non » bien catégorique. « Ils résistent absolument à toute tentative de dialogue concret » et il n’y  a pas de relation « de bonne foi » entre les deux partis. « Quoi qu’ils disent, il y a très peu d’évolution ».

Kenneth Deer invoque l’importance d’apprendre à cohabiter en paix. C’est une valeur qui est fortement ancrée dans l’identité des peuples autochtones. Elle date de l’Alliance avec les Néerlandais aux premiers temps de la colonisation. « C’est très fort chez les Mohawks, cette idée de vivre l’un à côté de l’autre, mais chacun pour soi. Certaines autres nations sont plus ouvertes en terme d’intégration. »

Ainsi, que ce soient les questions administratives et politiques, les problèmes d’inégalités économiques et sociales ou la discrimination qui pèse encore sur les populations autochtones, tout semble pour Kenneth Deer être lié à un déséquilibre entre la façon de définir cette identité autochtone par les Premières Nations elles même et par le gouvernement canadien. Bien que les institutions canadiennes s’efforcent aujourd’hui d’aider les autochtones, le consensus est encore loin d’être atteint. Ceci est sûrement justifiable par le fait que le gouvernement identifie ces peuples comme des citoyens issus d’une minorité qu’il faut aider à intégrer à la société (par le biais de bourses, allocations gouvernementales…), alors qu’eux mêmes s’identifient comme une nation seulement prête à vivre « à côté de l’autre », à côté de la société et de l’identité canadienne. 


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