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Gaspard fais-moi l’amour

Retour sur le Saint Laurent de Bonello, présenté en avant-première au Cinéma Impérial.

MANDARIN FILM

Avant même d’arriver dans la salle du Cinéma Imperial de Montréal dans laquelle le film Saint Laurent de Bertrand Bonello est projeté en avant-première québécoise à l’occasion du festival Cinemania, une seule question nous obsède : cette version sera-t-elle mieux que le Yves Saint Laurent  par Jalil Lespert sorti en France en janvier dernier ? On s’assoit dans les fauteuils en velours rouge et on ne peut s’empêcher de se demander si l’acteur Gaspard Ulliel fera mieux que Pierre Niney dans le rôle du couturier parisien. N’est-il pas trop beau, trop éclatant pour jouer la fragilité d’Yves Saint Laurent ?

Mais finalement au bout de deux heures et demies de film on ne peut que conclure que ces deux films sont incomparables. Certes ils peignent le même personnage qu’est le couturier parisien Yves Saint Laurent, artisan-révolutionnaire du style de la Femme moderne pendant la seconde partie du 20e siècle. Mais quand Lespert y allait à la gouache, Bonello y va à l’aquarelle. Contrairement au premier film qui nous racontait l’histoire d’Yves Saint Laurent et de sa relation avec Pierre Bergé, le Saint Laurent de Bonello nous projette dans l’univers tout en entier du styliste. Bonello est ici plus du ressort de l’exposition que du biopic : il nous plonge dans le monde et dans la dynamique d’un personnage et de son univers. Le film se déploie entre les décennies 1960 et 1980, une période clé dans la vie du couturier. Entre la création de la robe Mondrian et le célèbre défilé de la collection Opéra-Ballet russes, le génie de Saint Laurent s’illustre au milieu d’une époque formidable, mai 68 et l’émancipation de la femme. 

Cette beauté est partout, c’est un film d’ornement. 

D’un côté, le spectateur assiste à la monté de la maison YSL ; et parallèlement il comprend la descente aux enfers et l’assombrissement du personnage d’Yves Saint Laurent. Par le biais de scènes courtes, qui ont l’air au premier abord sans intérêt, Bonello fait un clin d’œil au spectateur averti qui comprend que ces petites scènes de la vie professionnelle du couturier sont en fait les étapes décisives dans l’histoire de la maison de couture : la découpe de la robe trois trous Mondrian, le développement de la ligne prêt-à-porter Saint Laurent Rive gauche, le smoking, la saharienne, le rachat de la couture YSL par Berger, le vernis YSL, le parfum Opium… 

À coté, des scènes plus longues montrent un homme que la fragilité et le succès trop fulgurant ont rendu avide de sensations interdites. C’est peut-être au travers de ces scènes plus complexes que la force de Gaspard Ulliel se développe. L’acteur déploie dans tout le film un jeu précis, maniant parfaitement la diction si singulière du véritable Yves Saint Laurent. Mais souvent le charisme et la sensualité virile de l’acteur le détache de son personnage, sa gueule nous saute aux yeux et nous ne parvenons plus à la calquer sur l’image effacée et fragile du couturier. Or pendant les scènes de sexe, de défonce et de fêtes cet écart donne de la puissance : le visage fort de Gaspard Ulliel dénote avec la voix calme qu’il emprunte à Yves Saint Laurent, comme pour accentuer le fait que le couturier avait une face cachée plus sombre, plus folle, plus forte. 

Un film aux perspectives intéressantes donc. Mais est-ce véritablement un bon film, de ceux qu’on a envie de revoir et qu’on conseille ? Il est vrai que pendant ces deux heures et demie de film certaines longueurs sont pesantes, le trop grand nombre d’ellipses perd le spectateur, et celui-ci en vient presque à s’ennuyer du fait d’un manque d’action linéaire. On ne s’accroche pas à l’histoire du personnage ni à celle de la maison de couture. Mais on ne peut s’empêcher de garder les yeux rivés sur l’écran, la bouche ouverte. Car à la fin de ce film on ne se souvient que d’une chose : sa beauté ! Cette beauté est partout, c’est un film d’ornement. Elle est dans les habits crées par Yves Saint Laurent, dans ses costumes, dans les tenues flamboyantes de tous ceux qui l’entourent. La beauté est dans le choix des acteurs Gaspard Ulliel, Louis Garrel et Amira Casar. La beauté est dans les décors, le fameux appartement que le duo Saint Laurent-Berger partageait, leurs collections d’œuvres d’art, leur villa du jardin Majorelle à Marrakech. La beauté est dans les fêtes qui nous donnent envie de descendre les marches du club mythique Chez Régine avec eux. La beauté est dans le cadrage très rapproché et précis, le montage travaillé et la bande son. La beauté est dans chacune des répliques pleines de sens, de poésie et d’humour. Même les moments d’horreurs sont beaux : les orgies sont des ballets, les morts d’overdoses des peintures flamandes et les relations tumultueuses des tragédies. Que le lecteur m’excuse mais on ne peut que commenter Saint Laurent sans faire d’accumulations. Elles sont à l’image du film : chaque scène est comme une courte et belle proposition, bien délimités par deux virgules.

Un homme que la fragilité et le succès trop fulgurant ont rendu avide de sensations interdites.

Ainsi le spectateur pressé par un certain manque de rebondissement et une envie de champagne grandissante, reste quand même concentré sur l’œuvre de Bonello et se laisse bercer jusqu’à la fin du film. Et quelle fin ! Une apothéose ! On retient surtout l’avant dernière scène du film, celle du défilé des ballets russes. Cette collection 1976–1977, que Yves Saint Laurent lui-même a décrit comme son seul défilé de peintre. C’est une véritable prouesse cinématographique : tout est là. Le défilé et la musique de La Callas font déjà leur effet, mais Bonello réussi deux coups de maitre. D’une part, il a découpé l’écran comme un tableau de Mondrian, comme pour refermer le film avec une référence à ce par quoi il a commencé. D’autre part, avec ce jeu d’écrans il a « associé à chaque robe, une image du passé, un mort qu’il a côtoyé, afin de lier morbidité et créativité » (explique le réalisateur dans une interview donnée à L’Express). Cette scène clôture alors parfaitement le film car il nous montre l’acmé de la maison YSL en même temps que la descente finale du personnage vers son côté sombre. On a les larmes aux yeux devant ces mouvements de taffetas qui défilent en brillant. 

Un film géométrique et précis comme la robe Mondrian, chargé et détaillé comme les silhouettes des ballets russe ; pour un homme à la fois révolutionnaire et sombre, comme un smoking pour femme.


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