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De quel monde parlons-nous ?

Le théâtre des Quat’Sous présente une pièce criante de vérité.

Yanick Macdonald

Janvier 1993, une femme est retrouvée morte, violée, enfouie sous le sable chaud de Ciudad Juárez.

Ce n’est que la première d’une liste de plus de 400 femmes retrouvées en une trentaine d’années, au rythme d’une par semaine. Cette petite ville, en plein désert de Chihuaha, connue pour sa violence exacerbée et son cartel de drogue, est un des lieux d’implantation de multinationales américaines. Suite à l’accord de libre échange nord-américain de 1994, ces dernières bénéficient de coûts d’exportations avantageux sur les marchandises produites.

Le jeudi 30 octobre, Chaîne de Montage, une pièce écrite par Susanne Lebeau et mise en scène par Gervais Gaudreault, offre au public du Théâtre de Quat’Sous un questionnement rétrospectif sur les meurtres en série de femmes irrésolus, sur la condition féminine ouvrière dans les maquiladoras et le diktat néo-libéral. Plus qu’une représentation, c’est un manifeste, un cri, une colère que nous délivrent le metteur en scène Gervais Gaudreault et l’actrice Linda Laplante sur ces meurtres.

Le décor théâtral est occupé par une trentaine de souliers déposés en ligne par l’actrice et d’une imbrication de bonbonnes d’eau vides formant un immense mur en arrière-plan. Un silence règne dans la salle. Dès lors, une voix hors champ nous éclaire. Les spectateurs subissent une exposition rythmée, qui liste les noms et les âges des victimes. Un point commun entre toutes ces femmes : elles travaillaient dans les maquiladoras de groupes internationaux situés à Juarez.

Le mur enferme la femme et les spectateurs, il n’y a pas d’horizon, il n’y a pas d’avenir. Aujourd’hui nous sommes dans la ville de Ciudad Juarez, une ville délimitée par ces meurtres sauvages de femmes. C’est l’incompréhension qui rythme les premières paroles de notre locutrice ; la femme reste fixe, son regard est vide.

De fait, Linda Laplante s’adonne au jeu du monologue. Sa conscience s’exprime, déchirée entre deux instances. D’une part, la poursuite d’un bien-être individuel et d’autre part, l’acceptation des faits. La première est synonyme de lâcheté. La seconde, symbole de courage. Sa carapace mentale se brise, et le corps reprend le dessus. L’actrice se rue contre le mur de bonbonnes d’eau. L’espace d’un instant, le temps s’arrête.

Puis cette vague de bonbonnes d’eau chute sur la scène dans un vacarme qui nous prend à la gorge. La scène s’assombrit. La femme est dos au public, mains au mur et éclairée par une lumière sombre. Victor Hugo disait : « Il y a deux manières de passionner la foule au théâtre : par le grand et par le vrai. Le grand prend les masses, le vrai saisit l’individu. » Ici, c’est grand et c’est vrai.

Les premiers mots prononcés par la femme résonnent dans nos consciences : « Je ne comprends pas…». Personne ne veut comprendre. Maintenant les victimes de Juarez ne sont plus des inconnues, elles sont en nous, leurs peurs sont nos peurs, leurs larmes sont nos larmes. Gervais Gaudreault a réussi dans Chaine de Montage à éveiller nos consciences.


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