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Kilomètre après kilomètre

Entrevue avec l’auteur-compositeur-interprète Yves Marchand.

Luce Engérant

Yves est né au Témiscamingue à une époque où les professeurs de musique y étaient rares, et les bonnes sœurs étaient chargées de cette portion de l’éducation. De huit à douze ans, Yves suit des leçons de piano puis soudainement lâche « pour faire du sport avec les autres garçons ». La formation reçue est suffisante pour lui permettre de devenir musicien autodidacte et « accompagner Mononc chanter à Noël ». Au moment de choisir une carrière, Yves explique que musicien, « ça n’existait pas à l’époque comme choix de réponse », de même qu’il n’y avait pas d’université au Témiscamingue. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé à l’Université de Sherbrooke avec la vague idée de devenir professeur d’histoire. À plus de huit heures de route de sa famille, atteint par la solitude asphyxiante qui est le lot de la vie en résidence étudiante, Yves a redécouvert le piano dans un petit local disponible pour les étudiants, redécouvrant et poussant plus loin les leçons des religieuses. C’est là qu’avec d’autres amis il a formé le « SS12 Blues Band » (SS12 étant le nom du local), qui a décidé de tenter sa chance dans la métropole.

C’est dans le contexte post-référendaire en 1980 qu’il débarque à Montréal, dans cette atmosphère particulière de désenchantement collectif. « Après le référendum, il n’y avait plus de gens intéressés à entendre de la musique québécoise… les séparatistes avaient eu leur chance et on n’avait plus envie d’entendre parler du Québec. C’est à ce moment-là que beaucoup de groupes se sont mis à chanter en anglais, c’était moins courant avant ». Néanmoins, il continue à jouer avec d’autres partenaires de route, plus souvent dans les bars, pendant presque une décennie. « Pis après dans les années 90, il y a eu un renouveau, c’est là que Zébulon a commencé, à la même époque y’avait les BB, les Colocs et Jean Leloup. C’est à ce moment-là que notre groupe a pu avoir du succès. Les gens pensaient qu’on était jeunes, mais nous ça faisait dix ans déjà qu’on jouait dans les bars ». 

Zébulon est un groupe aux admirateurs fervents et au genre iconoclaste et ludique. Pensez à du pur rock’n’roll mélangé avec des histoires de village, mélangé à des harmonies viriles, mélangé à des chansons salaces et des ballades déchirantes, et une bonne dose de gazou pour faire bonne mesure. Difficile à décrire. C’est que, comme l’explique Yves : « dans Zébulon, les quatre gars écrivent en même temps. Ça ressemble à rien. »

Suite à la dissolution de Zébulon, Yves Marchand a sorti un premier album solo en 2004 intitulé Belvédère. Il sort à présent son deuxième, Si l’homme est fait de kilomètres, après une décennie exactement. « Y’a fait un grand détour cet album-là. Il y a des chansons vieilles de dix ans, de quinze ans, de dix mois…» Pour expliquer le concept de son album, il se souvient des longues heures de route qui ont occupé sa vie, de son va-et-vient du Témiscamingue à la ville : « ma vie était un exil obligé, je me suis souvent dit que j’arriverais jamais à être complètement heureux, que je pourrais pas avoir ma famille et mon métier. » Plus tard, la longue route s’est poursuivie dans la vie de tournée partout à travers le Québec et au Nouveau-Brunswick. Ces moments se sont souvent déroulés en compagnie d’un album qui jouait dans la radio de la voiture. « Aujourd’hui c’est un peu moins vrai, mais à l’époque c’était vraiment un voyage, un album. Un mini-film, une bulle de 45 minutes, avec des joies, des peines et des rebondissements. Un bon disque il te nourrit, il t’a pas vidé de toi. Et tu l’écoutes au complet, pas juste les chansons. C’est comme un film ; c’est rare d’écouter juste des bouts de films. » C’est cet esprit qui a nourri la conception de l’album, une œuvre imprégnée de contemplation, dans une musique qui prend le temps de se définir et de se trouver jusqu’à ses mélodies sinueuses, parfois joyeuses, parfois calmes et enveloppantes. 

La composition musicale est véritablement un point central pour cet artiste coiffé du fameux triple titre d’«auteur-compositeur-interprète » : « dans les bars de 82 à 92 j’ai chanté des centaines de chansons différentes, je sais comment une chanson est faite. Je sais comment sont les chansons à la façon des autres. J’aimerais qu’on puisse dire ‘‘Une chanson à la façon de Yves Marchand’’.» « Je fais la musique en premier » dit-il pour expliquer sa méthode de travail. « Le plus beau compliment que j’ai reçu était de la part d’un anglophone qui m’a dit qu’il avait adoré mon spectacle même s’il n’avait rien compris. Ça veut dire que ma musique peut séduire… selon moi, la musique est plus universelle que le poème de cette façon-là. »

Cela ne veut pas dire pour autant que sa virtuosité musicale lui fait négliger l’écrit : « Je tiens à faire mes textes ; j’aime le défi. » Il s’agit pour lui, avec l’écriture, d’un travail plus ardu et plus délicat : « je pense qu’un beau texte peut être beau sur n’importe quelle musique, mais qu’un mauvais texte peut briser un belle musique. Les textes ont déjà leur musique dans eux, il faut la respecter. Ça me fait penser à une anecdote de Victor Hugo : un jeune musicien était venu le voir pour lui demander s’il pouvait mettre de la musique sur ses textes et il avait répondu ‘‘Quoi ? Il n’y en a pas déjà?’’.»

Ces dernières années, la notoriété acquise avec son premier album lui a permis de devenir mentor au Festival de la chanson de Granby, ce qu’il continue à faire aujourd’hui : « y’a pas grand monde que j’ai pas vu ben avant qu’ils soient prêts à faire des disques, Alex Nevsky, Lisa Leblanc, les sœurs Boulay. » Il a également fait du travail de claviériste et de choriste pour de nombreuses célébrités du milieu : Sylvain Cossette, France d’Amour, Caroline Néron. Il se trouve donc à un niveau privilégié pour constater l’état de la musique aujourd’hui. Et bien qu’il juge que le Québec ne se trouve pas « dans une période de diffusion », il est certain qu’il se passe « quelque chose de vraiment intéressant au niveau artistique ». « On est en manque d’éducation au niveau de l’art au Québec et ça fait qu’on n’apprécie pas ce qu’on devrait apprécier. C’est la blague de la jeune québécoise qui invite son chum à la maison. Ses parents demandent au gars : « Toi tu fais quoi dans la vie ? », il répond : « Je suis musicien » et les parents trouvent pas ça sérieux. La même chose arrive en France « Ah vraiment tu es musicien ? Wow ! » C’est la même phrase, mais une autre culture. Pourtant je sais qu’on n’a rien à envier à personne sur la créativité ». 

De la créativité et de l’originalité, Yves Marchand n’en a certainement pas à envier à qui que ce soit, comme le prouve les horizons musicaux qu’il ouvre au public avec Si l’homme est fait de kilomètres et qu’on attend de voir en format spectacle au printemps prochain.


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