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Pour réussir un rire jaune

Une pièce bouleversante, en dépit de redondances, sur la cuisson d’un poulet.

Suzanne O'Neill

Pour réussir un poulet s’inscrit dans la lignée du théâtre de la cruauté d’Antonin Artaud. Il nous présente cinq personnages qui semblent être tirés de ce « 50% du monde [le plus] imbécile [du Québec]» dont parlait Fabien Cloutier, le dramaturge, lors d’un entretien avec Paul Lefebvre et Frank Weigand, à qui il confia toutefois qu’il ne se voyait pas capable de « bâtir une société sans eux ». On y retrouve un peu de tout : une crapule qui parvient à multiplier les combines tout en demeurant, en surface, le propriétaire d’un centre commercial de banlieue ; une jeune serveuse qui, ayant le malheur d’être à la fois lucide, idéaliste et sans avenir, se laisse charmer par cette crapule ; deux pères « à temps partiel » à la recherche d’un emploi, dont l’un qui se trouve être le chum de la serveuse ; et enfin, la mère de l’un des deux chômeurs, soit une quinquagénaire qui passe son temps sur youtube lorsqu’elle n’est pas bombardée de pétitions visant à sauver des jeunes filles arabes de la lapidation.

Le caractère décousu d’une telle présentation a du moins le mérite de saisir en plein vol l’un des caractères les plus frappants aussi bien de l’écriture que de la mise en scène de M. Cloutier, c’est-à-dire la manière extraordinaire dont ce dernier reconstruit le quotidien à partir d’une parole fragmentaire qui s’apparente à ce que le professeur Marc Angenot appelle le discours social. En effet, la pièce toute entière s’articule autour de bribes de conversations juxtaposées les unes aux autres. Celles-ci laissent entrevoir plus qu’une certaine situation dans laquelle se retrouvent les personnages, un horizon de mentalités qui nous est familier, qu’il s’agisse de réflexions sur les mérites de l’alimentation bio ou bien des nouveaux outils démocratiques par lesquels les fameux « 99%» tentent de se doter d’un pouvoir politique à travers les réseaux sociaux. Cette comédie dramatique est donc susceptible de marquer avant tout ses spectateurs par ses choix formels, dans la mesure où ces derniers exigent une performance extraordinaire de la part des acteurs qui ne peuvent s’appuyer ni sur les décors, ni sur les accessoires, ni même, souvent, sur la réplique d’autres acteurs pour construire les différentes situations dans lesquelles ils évoluent. 

Mais ce n’est pas seulement l’esthétique du plateau nu, ni même son choix prononcé pour la couleur jaune — laquelle visait sans doute à souligner le caractère acerbe de l’humour de la pièce — qui permet aux spectateurs d’être aspirés dans ces espaces imaginaires cousus au fil de disputes interrompues et de rendez-vous skype. La machine infernale se referme sur les personnages et nous happe tout entier à travers notre rire. Ce rire, ce n’est pas celui qui sépare les spectateurs de cette frange moins fortunée et surtout moins cultivée de la société ; c’est au contraire celui d’une identification à leurs vices, qui font lentement basculer certains d’entre eux dans la criminalité. Une descente aux enfers d’autant plus effrayante qu’elle nous invite à réfléchir sur la banalité du mal.


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