Aller au contenu

Deux-esprits, deux minorités

De la complexité des relations ethniques et sexuelles.

Alexis De Chaunac

La semaine dernière se tenait à McGill la 4e semaine annuelle de sensibilisation autochtone (4th Annual Indigenous Awareness Week). À cette occasion, Le Délit a assisté à une conférence donnée par Ben Geboe, un candidat au doctorat de l’école de Service Social de McGill. C’est aussi et avant tout un spécialiste et activiste de la cause des peuples indigènes, se vouant plus particulièrement à la cause de la communauté LGBT autochtone. Tenue jeudi 18 septembre au Centre d’Amitié Autochtone de Montréal (CAAM), la conférence portait  justement sur ces two-spirit people, berdaches ou deux-esprits, en français.

Avant d’entamer la discussion, Ben Geboe a procédé à une prière collective et a rappelé l’importance de celle-ci puisque Montréal se trouve sur territoire autochtone. Un élément que l’Université avait également souligné lors du discours de bienvenue des premières années. Du progrès dans la visibilité des problématiques autochtones, donc ? Sûrement, mais la route est encore longue en ce qui concerne les discriminations auxquelles  cette communauté fait face. Pour mieux faire comprendre au public la spécificité de la situation des berdaches à un public aux origines diverses, Geboe a partagé sa propre expérience.

Né dans une communauté sioux du Dakota du Sud, aux États-Unis, d’un père Sioux et d’une mère américaine, il décrit avec un certain détachement les différentes réactions de ses parents lorsque, dès son plus jeune âge, il démontrait un « côté féminin plus prononcé ». Tout en admettant que la situation n’est pas nécessairement la même dans toutes les populations indigènes, il décrit la société sioux dans laquelle il a grandi comme plus tolérante que celle que peuvent connaître des personnes LGBT dans la culture occidentale. En effet il nous raconte que le côté non-Sioux de sa famille exprimait une certaine inquiétude à son sujet.

Ben Geboe explique aussi que, du point de vue autochtone, le statut d’une personne dépend avant tout de son implication dans la société, de la façon dont elle peut contribuer au bien-être de la communauté dans son ensemble. Il utilise même le terme de division du travail pour illustrer le fonctionnement du groupe. Dès lors, l’orientation sexuelle de l’individu n’intervient qu’au second plan. S’agit-il d’indifférence ? Ce serait sans compter le rôle qu’ont eu les berdaches dans l’histoire autochtone. Chamanes et guérisseurs, parmi d’autres professions centrales dans la culture des Premières Nations : les two-spirit people font partie intégrante de l’ordre traditionnel de la communauté. D’ailleurs, Geboe rappelle que l’un des mythes créateurs importants de la religion Lakota des Sioux — celui de la Femme Bison Blanc—, s’apparente à un berdache. Celui-ci présente dans le mythe le premier calumet : un symbole important pour beaucoup de cultures autochtones. Il faut donc prendre en compte la pertinence des berdaches dans ces communautés, au moins d’un point de vue historique. 

Une identité qui dérange 

Tout comme le fait d’être une personne de couleur et l’appartenance à la communauté LGBT font sonvent d’une personne la cible d’une double discrimination, être berdache en dehors des réserves peut être éprouvant. Ben Geboe a tout de même préféré accentuer les difficultés des two-spirit people en affirmant que les problèmes que doivent gérer, par exemple, les Afro-Américains LGBT, sont très différents de ceux des berdaches. Si le but ultime est similaire — mettre fin à la discrimination raciale et sexuelle — les revendications ne sont pas les mêmes. Les berdaches représentent une minorité sexuelle au sein d’une minorité ethnique (dans la grande région de Montréal, en 2001, Statistique Canada comptait 44,500 personnes s’identifiant comme autochtone), mais ils sont également une minorité ethnique au sein d’une minorité sexuelle. Et les autochtones eux-mêmes représentent une multitude de cultures dont les pratiques, les langues et la façon d’appréhender les two-spirit people diffèrent. Difficile de trouver des semblables et de se faire comprendre dans ces conditions. 

Ben Geboe a d’ailleurs soutenu que les deux communautés (LGBT et autochtones) pourraient faire des efforts d’inclusion. Il rapporte ces événements LGBT où cette remarque fait parfois surface : « Venez, dansez, chantez, apportez vos tambours ! », une attitude qui se rapproche plus d’un orientalisme qu’une tentative d’inclusion. 

De la même façon, il raconte que des activités organisées par des groupes autochtones l’avaient mis mal à l’aise. Il ne s’y sentait perçu comme n’étant « que » moitié sioux, ne remplissant pas les critères traditionnels physiques, le forçant à devoir parfois se justifier sur son héritage ethnique.

En effet, l’étiquette de berdaches concernent très majoritairement des individus nés hommes qui se travestissent ou qui s’identifient comme homosexuels ; qu’en est-il des lesbiennes autochtones ? Dans la conceptualisation autochtone, chacun a, en même temps, un esprit masculin et féminin ; et c’est la proportion de ces deux côtés qui change chez chaque individu. Les berdaches sont considérés comme possédant les deux esprits à part relativement égales, d’où leur appellation en anglais, two-spirit people. Mais si le concept de berdache bouscule l’ordre binaire des genres auquel nous sommes habitués, il ne s’applique qu’aux individus nés de sexe masculin, marginalisant donc de facto  les lesbiennes. 

La visibilité croissante de la communauté LGBT et des populations autochtones sont néanmoins des signes encourageants pour les deux groupes concernés et les minorités qui les composent. La semaine qui vient de s’achever à McGill pourrait gagner en publicité mais, de pair avec la création de la mineure en Études Autochtones cet automne, elle laisse espérer des progrès pour la communauté. Par ailleurs, le CAAM, qui se veut un pont interculturel, fournit un espace de dialogue et des activités de sensibilisation tout au long de l’année.


Articles en lien