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Conceptualiser l’information de masse

Le site Wordlink se présente comme une « nouvelle façon de consommer les médias ».

Luce Engérant

L’information déborde, elle surabonde, elle explose, elle nous asphyxie. La seule règle qu’elle saurait encore souffrir est la même qui régit le monde politique : la logique de l’événement. Sur Internet encore plus qu’ailleurs, un événement en chasse un autre, et malheur à qui manque le bateau ! S’il ne connaît pas la dernière tendance du Web, s’il n’a pas vu la vidéo de telle vedette dansant de façon animale, s’il n’a pas commenté la frappe de tel footballeur dans les arrêts de jeu, alors cet homme est perdu. Cette logique — ô combien implacable — est le créneau sur lequel s’est placé WordLink.

Se revendiquant comme l’avènement d’une nouvelle génération de médias, Wordlink est un agrégateur de contenu créé à Montréal par d’anciens étudiants de McGill et de Concordia en mars dernier. C’est après une soirée en boîte que l’idée leur est venue, par hasard : rassembler sur un seul site les articles les plus partagés sur la toile par les internautes. Ainsi Wordlink présente en direct les articles les plus en vogue sur les réseaux sociaux tels Facebook, Twitter, Pinterest, LinkedIn…  C’est une vision quantitative de l’information qui se développe entre les mains de l’équipe de Wordlink constituée par ailleurs de stagiaires mcgillois qui sont « de véritables génies », selon les propos de Rodrigo Vergara, un des fondateurs. Ce site Internet ne se considère pas en concurrence avec les créateurs de contenus, ni avec les réseaux sociaux ; au contraire, il affirme les compléter. Wordlink, de par son concept, tente de se créer une niche en se basant sur un modèle d’interaction avec la presse Internet et les réseaux sociaux. Le site calcule, par leur nombre de partages, la popularité des articles issus d’une infinité de sources Internet et propose aux internautes une sélection de ceux qui sont les plus « actifs ». Wordlink se donne ainsi pour mission « d’aider et d’améliorer notre consommation des médias ».

La quintessence du buzz

Dans notre société actuelle ultra connectée et dopée à l’information, le nouveau nirvana de notre génération s’appelle Buzz. Il s’agit d’être toujours au courant de tout, de ne pas rater la nouvelle du moment. Wordlink se présente donc comme un moyen de ne pas être pris du fameux « FOMO » (« Fear Of Missing Out », soit la peur de rater quelque chose), en présentant un classement des articles qui suscitent le plus d’activité sur les réseaux sociaux : les infos qui font parler et dont il faut donc pouvoir parler.

Démocratiser l’information

Cependant, contrairement à d’autres agrégateurs déjà existants comme Flipboard, les articles publiés n’ont pas été sélectionnés par le choix d’un individu donné. Le classement n’est pas issu d’une décision arbitraire, mais serait plutôt un « miroir de la planète », comme nous l’explique Rodrigo Vergara. « C’est l’humanité qui choisit ce que nous mettons en avant », explique-t-il en souriant, « tout ça par l’engagement social ». Les fondateurs assurent aussi que Wordlink ne fait pas de censure, à part pour les articles jugés inappropriés pour un large public (comme ceux de pornographie). Ce serait donc le média du peuple par le peuple, sans autorité supérieure. Une véritable démocratisation de l’information : le bouton « Partager » fait office de bulletin de vote, et le décompte de ces partages permet l’élection des nouvelles de Wordlink

Crever notre bulle

En entrevue avec le Délit Français, Rodrigo Vergara explique que son équipe a été très inspirée par la notion de l’«Internet filter bubble » (« La bulle de filtre »). C’est une idée développée par Eli Pariser, un internaute militant  connu entre autres pour son intervention à la Conférence TED en 2011. Celui-ci explique qu’ « alors que les compagnies Internet s’efforcent d’ajuster leurs services à nos goûts personnels (y compris l’actualité et les résultats de recherche), une dangereuse conséquence, involontaire, émerge : nous nous retrouvons piégés dans une « bulle de filtres » et ne nous trouvons pas exposés à l’information qui pourrait remettre en question ou élargir notre perception du monde ». Ainsi, conscients que chacun d’entre nous se promène avec des œillères sur la toile, les créateurs de Wordlink proposent justement de nous faire sortir de notre bulle. L’information n’y est pas triée et une infinité de sources journalistiques y est présente. L’utilisateur a ainsi à nouveau accès à l’ensemble de l’information disponible : la même que l’ensemble des internautes. 

Beyoncé plutôt que Stephen Harper

À en croire le discours déployé par Wordlink, l’évolution des médias pourrait alors diriger vers un avenir radieux : une information pratique, démocratisée, libérée et égalitaire. Beaucoup de jolis mots quand on parle du concept. Mais il y de quoi être moins optimiste quand on se concentre sur la substance. Sur Wordlink, nous retrouvons plus de chatons déguisés, de vidéos de Beyoncé à la plage et de débats sur la montre Apple que d’articles sur les crises politiques et sociales actuelles. Mercredi dernier on retrouvait dans le classement Wordlink : le nouvel iPhone en première place, un article sur les piqûres de moustiques en quatrième place, un autre sur les Oreos® à la citrouille en neuvième place, tandis qu’Obama et son discours à venir à propos de l’État islamique d’Irak n’arrivaient qu’en vingt-neuvième place ! 

La quantité remplace la qualité, le divertissement supplante l’information.

Mais ce n’est peut-être pas Wordlink qui est à dénoncer ici : le site n’est finalement que le reflet de cet appauvrissement substantiel de notre flux médiatique. Wordlink se donne pour but de nous sensibiliser à ce que nous partageons. Selon ses fondateurs, ce phénomène d’appauvrissement est ancré, déjà bien existant, et même opéré consciemment par des créateurs de contenus considérés comme de bonne qualité. Rodrigo Vergara s’en est d’ailleurs défendu en montrant au correspondant du Délit que le journal La Presse offrait maintenant sa une à des sujets bien plus superficiels (cuisine, beauté, loisirs) que sérieux.

Voir et savoir ce que lit le « plus grand nombre » est une façon de réfléchir au visage que nous voulons donner à la presse de demain.


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