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Lettre d’un citoyen zélé à Mr Yves B***

Un moyen pour apaiser les troubles entre les Gens de Lettres et le gouvernement. 

Monsieur Yves B***,

Je ne regarde point d’un œil aussi désintéressé que vous l’imaginez peut-être votre querelle avec le milieu de l’éducation au Québec ; milieu pour lequel vous êtes inévitablement — quoiqu’inespérément — une figure clé. J’aime la vie : je ne suis pas assez mécontent de ma famille, de mes amis, de ma chance et de moi-même pour la mépriser. Je veux donc vivre. Du moins tant que je continuerai d’être heureux. Mais point de vrai bonheur pour celui dont l’esprit n’a pas la possibilité de s’exercer continuellement. Il ne s’agit pas de le délasser, ou encore pis, de le contraindre à tâcher « d’être soumis à pouvoir faire de la lecture », comme vous dites, mais bien de lui offrir les moyens de se créer et se récréer. 

Aussi n’est-ce pas sans quelques regrets que je me laisse gagner par l’idée qu’on est au Québec en terre où un « livre » n’est pas, comme le disait Todorov, un outil qui « permet à chacun de mieux répondre à sa vocation d’être humain », mais plutôt un synonyme de « passe-temps ». En ces temps supposément austères où nos édiles pointent plus rapidement du doigt les institutions académiques que le lucre questionnable des soi-disant « créateurs d’emplois », je me retourne instinctivement vers les instances (supposément) responsables de la santé des écoles, question d’entendre ce qu’elles envisagent. Eh quoi ! N’est-ce donc pas assez d’être éreinté par la menace d’une culture d’entreprise hégémonique ? Faut-il encore avoir autour de soi des gens acharnés à ne point s’entendre et à se contredire ?

Je tente d’illustrer cela, en revenant sur vos paroles. Déjà votre célèbre mot, livré candidement : « Il n’y a pas un enfant qui va mourir de ça et qui va s’empêcher de lire, parce qu’il existe déjà des livres [dans les bibliothèques]. […] J’aime mieux qu’elles achètent moins de livres. Nos bibliothèques sont déjà bien équipées. […] Va dans les écoles, des livres, il y en a [des livres].» Puis, encore vous, « post-gaffe » : « Ce qui est bien important pour moi, c’est de me consacrer au projet actuel : avoir un bon apprentissage chez nos jeunes, la lecture c’est important ».

La contradiction à laquelle je souhaite vous rendre sensible est celle entre ce que votre excuse dénote : mettre en place un « bon apprentissage chez nos jeunes », et ce que votre absence de réflexion publique laisse transparaître. Dans le gouffre qui existe entre les deux déclarations, vous démontrez non pas l’activité d’un esprit qui pense, mais plutôt celle d’un esprit qui se fait dire quoi penser. Le simple fait de prononcer une déclaration comme « la lecture, c’est important » ne rend pas la conviction réelle.

Ainsi, je vous lance un défi : si vous comprenez vraiment comment « la lecture, c’est important », pourquoi ne pas coucher la chose sur papier ? Certains auront pu soutenir par leurs actions que séduire une portion d’électorat s’accomplit à coup de « Je respecte et je supporte [insérez votre intérêt ici]». Harper en kippa saute à l’esprit ; c’est le célèbre Paris vaut bien une messe. Cependant, les paroles creuses sont, et resteront, les ennemis de ceux que vous avez récemment offensés. Jouer avec un système éducatif, ça demande des devoirs. Et il semble qu’il vous manque au moins un TP sur vos opinions pédagogiques.

De grâce, méditez la phrase de Juvénal « Semper ego auditor tantum ? »(« Dois-je toujours être spectateur ? » ). Au lieu de rester spectateur du monde des livres, avec lequel vous entretenez publiquement un rapport trouble, pourquoi ne pas travailler à être le héraut du lettrisme, partie intégrante des missions de vos ministères ? Vous pourriez entreprendre ce projet en délaissant la langue de bois pour démontrer la valeur d’une langue déliée.

Dans l’attente de vous lire — ou, le cas échéant, de vous voir démissionner — je reste votre très humble et très obéissant serviteur. 


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