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« J’ai conçu ce livre comme un appel à la révolte »

Edouard Louis était de passage cet été à la Belle-Province. Le Délit a sauté sur l’occasion pour rencontrer l’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule, livre révélation de cette année. 

John Foley

Le Délit : Vous avez dirigé un ouvrage aux Presses Universitaires de France dans lequel a écrit, entre autres, Annie Ernaux. Dans L’écriture comme un couteau, Ernaux déclare : « J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme don. » Votre livre aussi est-il un don ?

Edouard Louis : Oui, j’ai conçu ce livre comme une sorte de don que je ferai de mon histoire aux exclus. Je pourrais dire que j’écris pour les dominés, pour les femmes, les homosexuels, les juifs, pour les Noirs, pour les minorités ethniques quelles qu’elles soient. En effet, si Annie Ernaux m’a marquée dans l’écriture de ce livre, c’est avant tout par cette conception politique qu’elle défend la littérature : elle ne défait jamais une exigence littéraire d’une exigence politique. Ce que je crois, c’est que plus loin on va dans le travail littéraire, plus loin on va dans l’exigence politique et dans l’aspect subversif. On pourrait dire que le travail littéraire consiste à déplacer les perceptions, à transformer les catégories de perceptions, les façons de voir le monde, à ne pas faire pléonasme avec le monde. D’autant plus à une époque où la littérature est parfois dans un état un peu déstabilisant, malheureux.

LD :  Vous dédiez votre livre à Didier Eribon. En finir avec Eddy Bellegueule commence par un crachat et une insulte. Dans Réflexions sur la question gay, l’incipit d’Eribon indique également que « tout commence avec une insulte ». Comment le travail académique d’Eribon a‑t-il influencé votre travail littéraire ? Quel rapport le narrateur de votre livre entretient-il avec l’injure ? 

EL : L’injure est, pour Eddy, l’acte fondateur. C’est ce qui va l’astreindre à une place dans le monde social. La vie est composée d’une multitude d’interpellations : « tu n’es qu’un crouille, tu n’es qu’un pédé, qu’un Noir, qu’une femme ». L’injure, c’est ce qui va fonder Eddy, le limiter à ça. Tout cela va le définir, son rapport aux autres, son rapport au monde. Je dis à un moment aussi que, lorsque l’on n’avait plus à manger, j’avais plus faim que les autres et plus froid que les autres parce que mon père me disait « tu es une gonzesse ». Je suis toujours agacé par les gens qui, quand je me revendique comme gay, me disent « tu n’es pas que ça ». Il y a des gens qui sont contraints à n’être que ça. Tout comme les parents d’Eddy sont astreints à leur pauvreté tout le temps. C’est mon identité. Il en va de même pour l’insulte, qui fabrique Eddy. Et donc la deuxième question qu’il faudrait se poser, c’est la question de Sartre : l’important n’est pas ce qu’on fait, mais ce qu’on fait de ce qu’on a fait de nous afin de pouvoir créer des lignes de fuite.

LD : À la page 22, vous écrivez : « Ma grand-mère, qui elle aussi transmettait les histoires de famille (toujours le rôle de la femme), me l’avait raconté. » Pensez-vous que l’acte narratif, et par extension l’acte d’écrire, soit un acte sexué ? 

EL : D’abord, dans cette enfance, dans ce village que je décris, le rôle des femmes, c’est celui de parler, de transmettre les histoires familiales, du village. Pour rejoindre la question, si moi j’entendais autant ces histoires, c’est que j’étais astreint du côté de la féminité. Non, je ne crois pas que l’écriture soit sexuée. J’ai horreur du concept d’écriture féminine que développe par exemple Hélène Cixous. On me dit parfois que pour Cixous, l’expression féminine, c’est Jean Genet. Mais ça n’enlève rien au caractère violent de ce propos. Eddy, on savait bien que c’était un homme. Mais on lui disait « tu es une gonzesse », ça n’enlève rien au potentiel normatif de cette phrase. Que l’écriture soit sexuée… non, je ne le crois pas. On est évidemment en tant qu’homme ou femme marqué par certaines choses. C’est une question très difficile (rires).

LD : Auriez-vous quelques remarques à ajouter sur vos influences ?

EL : Didier Eribon commente dans son dernier livre cette belle phrase d’Assia Djebar qui dans un de ses romans écrit : « Je suis née en 1830 lorsque la France a colonisé l’Algérie. » Et Didier Eribon se demande à partir de ça : « Mais quand suis-je né ? Où est mon histoire ? » Je pourrais dire que je suis né en 1969 à Stonewall, et donc dans cette histoire que je me choisis il y aurait en effet toutes les influences que sont Annie Ernaux, Didier Eribon, Thomas Bernhard pour le fait de vouloir écrire la violence sans la métaphoriser et Marguerite Duras pour sa puissance politique. Une chose dont on ne parle pas beaucoup, c’est que la littérature est souvent très centrée sur elle-même. J’aimerais qu’on me demande ceux qui m’ont influencé hors de la littérature. J’ai été autant influencé par Faulkner que par Jane Birkin, Jonas Kauffman, les films de Xavier Dolan ou des frères Dardenne, Gus van Sant. Je veux réussir à dire les choses comme ils le disent. On ne s’interroge pas assez sur ça en littérature. En fait, les influences hors du champ sont déterminantes, c’est aussi par là qu’on peut renouveler la littérature : il faut qu’elle déterritorialise ses références. C’est aussi pour ça que la sociologie universitaire meurt en France, parce qu’elle est devenue une discipline qui se réfère, en grande partie, seulement à elle-même.

LD : Comment pensez-vous votre arrivée à l’acte de l’écriture ? Comment s’articule-t-elle avec votre situation de transfuge ? 

EL : Le monde d’Eddy Bellegeule, c’est un monde où les livres n’existaient pas, la littérature encore moins. On était dépossédés du savoir, de la possibilité d’essayer de se penser. Il reste beaucoup d’Eddy Bellegeule en moi. La sociologie et la psychanalyse ont très bien dit ça. Peut-être que s’il reste quelque chose d’Eddy Bellegueule, ce serait justement cette conception qu’a Annie Ernaux de la littérature comme insurrection permanente. C’est cette conception de la littérature contre la littérature, ou contre une certaine image de la littérature. Ce que j’ai voulu montrer dans le livre, en réfléchissant sur le thème des transfuges, c’est qu’on a toujours un peu l’impression, — et d’ailleurs Bourdieu emploie le mot — que les transfuges seraient des miraculés. Dans son texte autobiographique, l’Esquisse pour une auto-analyse, Bourdieu ne raconte pas comment et pourquoi il aurait pu quitter son milieu, comme si ça allait de soi. Ce que j’ai voulu montrer, dans En finir avec Eddy Bellegueule, c’est que la fuite était toute aussi déterminée que les non-fuites : que le transfuge de classe ce n’est pas quelqu’un qui serait plus intelligent que les autres, c’est une idée insupportable, dégoutante, de penser que je suis plus intelligent que ma sœur, quelque chose que je ne veux pas penser, que je ne peux pas penser, auquel je ne crois pas.

LD : « Ce n’est pas moi qui ai renié mon milieu, c’est mon milieu qui m’a renié. »

EL Exactement. La trajectoire du transfuge est tout aussi déterminée que celui qui ne fuit pas. Il y a presque des conditions de la volonté de fuir. J’ai essayé de penser cela, et puis d’écrire ce livre un peu comme une archéologie de la volonté. Qu’est-ce qui fait qu’on veut, qu’on ne veut pas, qu’est-ce qui fait qu’on ne peut même pas avoir l’idée de vouloir ? En fait cette volonté qu’a Eddy de partir, elle est construite, elle est fabriquée. Une sorte d’histoire de la volonté, de ce qui permet la volonté, c’est quelque chose auquel je tenais beaucoup. Contre les discours racistes, classistes, qui consistent à dire « ce sont des feignants qui ne veulent pas, qui ne travaillent pas à l’école ». 

LD : Le Front National a réalisé un score-choc aux élections européennes. Vous parlez dans votre livre du racisme, des « bougnoules », de la xénophobie.  Comment expliquez-vous ces résultats électoraux ? 

EL : Oui… Un score qui me bouleverse, qui me bouleverse de tristesse. Quand j’ai vu ça tout à l’heure, j’étais vraiment dans un état de choc. Vous voyez, je n’arrive pas à comprendre ça. J’ai toujours été très marqué par une phrase de Marguerite Duras qui disait quelque chose comme : « au fond, être de droite ou d’extrême droite, qu’est-ce que ça peut vouloir dire, à part de la stupidité. » Quand on voit la violence du monde, l’exclusion, la pauvreté, la misère, comment est-ce qu’on peut être de droite ? 

LD : Quand on la voit, et a fortiori quand on la vit…

EL : Oui. Il y a aussi ce mécanisme terrible qui fait que les dominés reproduisent leur propre domination. Être de droite n’est synonyme que de stupidité, rien d’autre. Vous voyez quand, dans le livre, Eddy dit « pédé », quand il essaye d’être normal. Ce score du Front National met cela en avant, mais aussi le fait que la plupart de ces gens qui ont voté pour le FN ont voté pour le FN parce qu’ils avaient l’impression — à juste titre — qu’on ne parle pas d’eux, des classes sociales, de la misère, que tout ça a disparu du discours politique… et du discours littéraire. Ce livre était aussi un coup contre ça, pour parler de ces vies que, dès que vous les évoquez, on vous taxe de misérabilisme, de pathos.

LD : Ou, comme, certains éditeurs, d’exagération ? 

EL : Vous savez, une des grandes modalités, presque un invariant dans l’histoire du discours conservateur, c’est l’argument de l’exagération. Christa Wolf, dans son roman Trame d’enfance, explique que lorsqu’on annonce l’ouverture des camps de concentration dans les journaux en Allemagne, tout de suite l’on dit que « c’est exagéré ». Sayad aussi, pour la torture en Algérie. Dire « c’est exagéré » serait comme une mobilisation conservatrice contre la réalité de la violence du monde, contre toute la violence qui fait la vie. Et donc pour moi c’est ce qui s’est passé aussi. Et parce qu’on vous taxe d’exagération et parce qu’on en parle si peu qu’à force ça finit par disparaitre, et donc on le croit.

LD : Votre livre est en phase de traduction…

EL : Dans ce livre pour moi la volonté politique était inséparable de la volonté littéraire. Je trouve donc formidable que le livre soit traduit. J’ai conçu ce livre comme un appel à la révolte. D’ailleurs, il a été interdit en Russie, où il a été considéré comme de la propagande homosexuelle.

LD : Pensez-vous qu’une traduction pourra retranscrire justement ce langage, dont vous vous dites, à la page 82, las de restituer ? 

EL : Il le faut ! Les deux premières traductions paraissent en Italie et au Kosovo. En effet, mon éditeur qui parle italien couramment l’a relu et parfois le traducteur corrigeait la syntaxe incorrecte alors que c’est l’enjeu même du livre. Il faut être très prudent à cet égard-là. Quand j’ai commencé le livre, j’allais voir ma mère avec un magnétophone, comme un sociologue. Je me souviens que je rentrais chez moi et que je retranscrivais. Un jour, j’ai envoyé à mon meilleur ami ces retranscriptions et il m’a dit « mais on ne comprend pas, on ne comprend rien» ; c’était une syntaxe décousue, une syntaxe dominée, incohérente. Et du coup ce langage, pour être plus proche de la vérité, il a fallu, comme au cinéma, produire des effets de réel. Je ne voulais pas que ce soit un langage de dominant sur celui des dominés. Comme celui de Céline qui a écrit des livres magnifiques, mais qui serait un point de vue de bourgeois sur la langue des dominés. 

LD : Pensez-vous qu’un public différent, par exemple du sud des États-Unis d’Amérique, puisse s’identifier à votre transfuge ? 

EL : Oui, je crois, j’en suis sûr. Parce que tous les pays du monde sont structurés en classes sociales. On veut nous faire croire le contraire, on nous dit qu’elles ont disparu. C’est une sorte d’invariant, l’exclusion, la domination et la violence. C’était aussi l’enjeu du livre de dire que l’homophobie n’est pas la même chose ici qu’ailleurs, que c’est un invariant qui peut prendre des formes singulières selon le milieu dans lequel elle se déploie. L’idée de l’universalité, c’est une drôle d’idée pour moi, mais en tout cas ce qui serait presque universel, ce serait la domination, elle existe partout. C’est pour ça que je pense qu’il y a une traductibilité. Quand je lis Faulkner, je n’ai rien à voir avec les paysans du Mississippi, mais dans les discours qu’il donne à entendre, je retrouve des expériences, des émotions, des affects, des colères, des joies.


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