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Triste Comédie ‑Mathilde Milpied

Cahier Création 2014

Mathilde Milpied

Annie attendait assise sur une chaise qui faisait face à la fenêtre de la chambre. Sur son lit impeccablement fait, reposait une rose rouge. Sur sa table de nuit, un livre, un verre d’eau. La chambre était dans un désordre épouvantable, comme si une catastrophe l’avait détruite. Annie refusait de croire qu’une catastrophe venait d’avoir lieu. Elle attendait, assise face à la fenêtre, en fumant une cigarette, ses jambes repliées contre son corps. Elle tremblait, mais elle empêchait les larmes de couler. Elle avait mal à la gorge.

Alex attendait assis sur un banc qui bordait une rue peu passante. A côté de lui, une photo à moitié déchirée reposait. Soulevée de temps à autres par la douce brise de cette soirée d’été, la photo ne se laissait pas faire – s’envoler c’est pour les idiots –  et elle restait fidèlement aux côtés d’Alex. Alex était sûr cependant qu’une catastrophe venait d’avoir lieu, et qu’une simple photo n’y changerait rien. Il attendait, assis sur un banc perdu, en fumant une cigarette, les yeux dans le vide. Son corps ne trahissait en aucun cas le tumulte assourdissant qui emplissait sa tête. Il se refusait à laisser les larmes couler. Il avait mal à la tête.

Annie essaya vainement de s’endormir, elle essaya vainement de rester éveillée, elle finit par se lasser et attrapa sa veste. Elle détacha ses cheveux, son visage fut immédiatement caché par son imposante chevelure. Elle sortit, alluma une autre cigarette dans le couloir, le temps d’arriver au coin de la rue elle l’avait finie. L’air était doux et c’était une belle soirée de juin. Elle se sentait étrangement apaisée. Elle savait qu’elle n’aurait pas dû, alors elle se sentit un peu coupable, puis elle se souvint brusquement qu’il était parti, et soudain elle eut envie de courir jusqu’aux bords de la Tamise pour s’y noyer ; ça aurait fait une mort bien solennelle et grandiloquente, les journaux auraient titré : elle se noie dans la Tamise par amour. Un quidam aurait trouvé son cadavre flottant à la surface de l’eau, sous le pont de Westminster, peut-être un jeune couple rentrant d’une nuit trop arrosée, cela aurait été bien ironique. Peut-être un agent de police, ou peut-être un clochard à moitié saoul qui n’en aurait pas cru ses yeux. En marchant, Annie était arrivée à Westminster, elle contemplait la surface sale et boueuse du fleuve. Elle fut tentée, personne ne passait sur ce pont à cette heure à part quelques taxis qui ne prêtaient attention à rien d’autre que leur itinéraire ; elle aurait été tranquille. Elle alluma une cigarette. On verrait après pour la noyade. Elle avait été jeune, elle aussi, un jour. Dans ses lointains souvenirs elle était jeune, et belle, et sa vie était agréable, elle était étudiante, elle vivait à Londres, elle sortait boire des bières le vendredi soir avec ses amis dans des pubs du West-End dans lesquels seuls les habitués du quartier descendaient, elle buvait rarement des bières d’ailleurs, et souvent des Bloody Marys, parce que la douceur du jus de tomate était trompeuse et que derrière se cachait l’âpreté de la vodka et qu’elle était toujours surprise par le goût. Elle portait encore des T‑shirts de ses groupes préférés, en signe de révolte, en signe de contradiction avec son visage de poupée. De poupée anachronique. Elle avait de grands yeux très clairs, des sourcils très minces et une bouche très fine ; elle ressemblait à une actrice de cinéma muet des années vingt, c’était d’ailleurs peut-être cela qui l’avait perdue. Elle était heureuse, elle marchait dans les rues de Londres en imaginant que la ville lui appartenait. Dans le métro elle se faisait passer pour ce qu’elle n’était pas, mais cela ne trompait plus personne après un certain temps, parce que tous les habitués de la District Line de 8h30 comprirent vite qu’en réalité elle étudiait simplement à l’Imperial College et qu’elle n’était pas une héroïne tragique d’une histoire d’amour tragique avec ses grands yeux bleus et ses bottes en cuir. Parmi les habitués de la District Line à 8h30 il y avait un jeune homme qui devait sûrement avoir le même âge qu’Annie, qui s’habillait comme les musiciens qu’elle écoutait à longueur de temps, il avait les cheveux un peu longs en bataille qui lui tombaient dans les yeux ; la première fois que leurs regards se sont croisés, ils ont tous les deux reçu un poignard en plein ventre, mais Annie descendait à la prochaine station, alors ce fut tout. Elle aurait dû savoir, déjà à l’époque, qu’un coup de poignard n’était pas un très bon présage.

En repensant à tout cela, Alex eut l’impression que rien n’avait eu d’importance dans cette histoire, que tout n’avait été qu’un vaste tissu de conneries depuis le début. Il aurait surtout aimé s’en persuader, mais il savait que, si c’était vraiment le cas, jamais il n’aurait été autant affecté. Il parcourut ses souvenirs à la recherche de ce moment précis où il l’avait vue pour la première fois ; non, ce moment où ils s’étaient croisés par hasard dans la rue. Oui, voilà. Ils s’étaient croisés. La fille du métro. Elle paraissait très tragique, il fut intimidé en la voyant. Il pensait qu’elle devait vivre des centaines de choses très fortes et il se sentait un peu nul, lui, le garçon des beaux quartiers de l’ouest, avec sa vie toute rangée. Il s’était dit alors, que lui s’habillait comme un rockeur de l’East London parce qu’il voulait échapper à son quotidien monotone, et réalisa soudain qu’il en allait probablement de même pour elle. Il prit son courage à deux mains, la rattrapa, lui offrit un sourire adorable de timidité et une cigarette. Voilà comment tout avait commencé. Un poignard, une cigarette.

Mais tout cela n’était qu’un enchaînement d’événements impromptus et qui n’avaient rien à voir avec la réalité : la réalité se déroulait maintenant, lui, assis sur un banc, elle, perdue dans le centre de Londres, en essayant de rassembler ses souvenirs, le cerveau embué par la tristesse et la nostalgie. Alex se leva, ramassa la photo dans sa poche, et s’en alla.

Annie regarda une dernière fois la Tamise, alluma une autre cigarette, et s’en alla.

Ce n’est qu’une fois qu’ils furent tous les deux arrivés dans la chambre qu’ils comprirent que rien n’avait de sens, et que le monde pouvait bien s’écrouler, ils n’en auraient plus jamais rien à faire.


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