Aller au contenu

« Action Spectrum »

Le Director’s Project investit le TNC.

Cécile Amiot

C’est l’un, sinon le rendez-vous de théâtre mcgillois à ne pas manquer : le Director’s Project, un festival rassemblant douze pièces échelonnées sur deux semaines, pièces entièrement réalisées par les étudiants du cours ENGL 466 sous la supervision active du professeur Myrna Selkirk. D’Edward Albee à Tennessee Williams en passant par Beckett, Genet ou encore Kelley Jo Burke, le Tuesday Night Cafe peut se targuer d’une programmation quantitativement hétéroclite et qualitativement ambitieuse. Le Délit y était vendredi pour assister aux représentations de Marriage Play et Jane’s Thumb, respectivement mises en scène par Daniel Carter et Hannah Rackow. C’est l’occasion de faire le point sur le director’s project à mi-chemin de sa programmation.

En entrant dans le TNC pour assister à Marriage Play, première des deux représentations de la soirée, le public –étonnamment intergénérationnel– découvre avec surprise que l’espace scénique est déjà investi par Gillian (Ali Gellman), femme au foyer, lisant tranquillement sur son canapé. On reconnaitra ici l’un des premiers choix de Daniel Carter : celui de la proximité. Une proximité d’abord synonyme de complicité : Marriage Play, avec ses apartés fréquents et son vocabulaire lâche, voire vulgaire à certains moments, fait rire. Cependant, cette proximité semble également tendre vers un but plus large : le refus de l’aliénation, de l’illusion théâtrale. Comme l’explique le metteur en scène au Délit, « Nous sommes constamment dans l’illusion […] Il est nécessaire de réaliser que nous y vivons constamment ».

Marriage Play raconte l’histoire de cette illusion : Jack (Stephanie Welton) et sa femme Gillian, passivement enlisés dans une union malheureuse de trente ans, sont incapables de s’en extraire et se complaisent amèrement dans un quotidien linéaire. La pièce s’ouvre sur les mots de Jack : « I’m leaving you ». Elle se terminera avec cette même déclaration, ce même désir impossible à réaliser. Entre les deux, Jack et Gillian se battent, se caressent, s’insultent et lisent. Ce qu’ils lisent ? Le  « book of fucks », résumé exhaustif de toutes leurs parties de jambes en l’air. C’est, au travers de ce livre, toute la spontanéité et l’absurdité de l’écriture d’Albee qui transparait.  Daniel Carter nous le rappelle : ce livre, ainsi que la pléiade d’auteurs qui sont mentionnés dans la pièce (Hemingway, Miller, Melville) soulignent l’importance qu’Albee accorde au « flux de conscience, à la santé émotionnelle, à l’instinct. »

La seconde surprise c’est évidemment le casting entièrement féminin. Dynamiquement, ce choix est un relatif succès : il permet une dialectique énergique se renversant perpétuellement sur elle-même, une distance grotesque qui ne s’écrase pas vers la caricature mais réussit son envol humoristique, à l’exception peut-être d’une scène de violence conjugale qui peine à trouver son équilibre entre comique de geste et débordement brouillon, équilibre qui aurait pu se stabiliser par un jeu de lumières plus convaincant. Thématiquement, le pari est réussi : ce que voulait Carter, c’était montrer que « ces deux personnages peuvent être n’importe qui –pas nécessairement un couple marié, ou un homme et une femme– je voulais que le public soit ouvert à toutes les possibilités ».

Après un court entracte, le public rentre à nouveau dans la salle du TNC pour y découvrir que la seconde pièce de la soirée, Jane’s Thumb, a elle aussi déjà débutée. En effet, on y retrouve le personnage éponyme (Alice Escande) sur son lit, manifestement enceinte. Cette immédiateté et cette proximité ne sont pas synonymes, comme avec Marriage Play, de complicité, mais d’intimité. On entre ici dans le domaine du conte. En cela, le choix de monter Jane’s Thumb au TNC se trouve être particulièrement pertinent : le caractère onirique de la pièce entre en résonance avec l’intimisme des trois petites rangées de sièges du théâtre. Production et lieu de production concordent : le public peut désormais entrer sans plus attendre dans le conte, en choisissant la place qu’il désire : le lit de l’enfant bercé ou la chaise du parent lisant.

Il ne faut pas s’y méprendre, Jane’s Thumb n’est pas un conte classique. Comme nous le confie la metteuse en scène, Hannah Rackow, « Jane’s Thumb est une réécriture du conte populaire Thumbelina, réécriture qui met en crise le conte de fées classique […] Jane est un personnage rugueux, parfois dur et sarcastique, un peu antisocial, mais en même temps hilarant, outrageant, terrifiant ». Ainsi, le cadre narratif qui pouvait apparaître à première vue simple –l’histoire d’une naissance– est complexifié par le potentiel psychanalytique de la maternité. En effet, Jane’s Thumb dédouble ses personnages, et les deux actrices endossent successivement plusieurs rôles, et autant de personnages-types du conte. L’enfant (Chelsea Wellman) sera également sage-femme, et la mère, alouette.

Les transitions entre ces différents imaginaires seront particulièrement bien appuyées par la présence d’un duo de musiciens live, Jeremy Bunyaner et Benjamin Rackow : « La musique me semblait nécessaire au projet. Je pensais que la poésie et l’aspect conte de fées seraient bien renforcés par de la musique. » Cette articulation juteuse qui unit représentation, imaginaire et psychanalyse, d’autant mieux huilée par la vivacité des deux actrices, nous offre une mise en abyme pétillante : le théâtre comme maïeutique.

Bilan de la soirée : succès. Si l’on déplore de manière générale un usage peut-être un peu trop monolithique des jeux de lumières, les quatre actrices et les deux metteurs en scène réussissent leurs performances. Contrairement à Jack, le mariage qui a uni les spectateurs ce soir-là était heureux. Pareillement à Jack, il était difficile de quitter la pièce à la fin des représentations.


Articles en lien