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Un homme quelconque

Les oubliés de la littérature / Chronique

Pour cette dernière chronique de l’année (qui sait, je remettrai peut-être le couvert l’année prochaine, il en reste tant, des écrivains oubliés), fini de rire. Plus d’écrivains fascistes, je veille à ma réputation et à ma respectabilité. Un de plus, et ça aurait été de trop. Comment ne pas passer pour un fasciste quand on lit, à la suite, Nabe et Rebatet ? Quoi qu’il en soit, on parle trop de Brasillach, et Drieu est entré dans la Bibliothèque de la Pléiade il y a deux ans. Tu parles d’un oublié.

Non, aujourd’hui je veux parler d’un homme quelconque. Un professeur charentais qui a eu le malheur de fréquenter les camps de travail polonais pendant la Seconde guerre mondiale. Une aventure « que des millions et des millions de pauvres gars ont connue » dira Raymond Guérin. Mais cet homme-là a transformé cette aventure en littérature. En résultent les pages les plus puissantes sur la guerre 39–45 et sur ses conséquences humaines. J’ai nommé Georges Hyvernaud.

Avant de poursuivre, j’aimerais profiter de la place qui est la mienne dans ces colonnes pour saluer monsieur Dominique Gaultier, éditeur et despote éclairé du Dilettante, un grand homme à qui je dois tant de choses. C’est Dominique Gaultier qui a réédité les textes de Georges Hyvernaud, qui a donné à son œuvre un second souffle pour qu’elle arrive jusqu’à nous. Sinon, il passait aux oubliettes, le Georges. Un seul critique évoque sa disparition en 1983.

Son œuvre est pour le moins laconique : deux petits romans, quelques feuilles volantes, des fragments et ses carnets de captivité. Pas plus. À sa mort, seuls les deux romans ont été publiés, le premier en 1949, l’autre en 1953. Bien que défendus par Sartre et Etiemble, les deux opuscules d’autofiction ne font pas de bruit, passent inaperçus. Et pourtant quelle force, quel style !

La peau et les os, son premier roman, est un monologue intérieur racontant son retour à la vie normale, aux repas du dimanche, en famille. Devant l’impossibilité de raconter l’expérience exténuante du quotidien des camps, le narrateur-personnage se tait, raconte quelques anecdotes drôles, ne voulant surtout pas troubler la Famille dans son « bonheur épanoui et gras ». Alors il la couche sur le papier, la véritable expérience, seule façon de la raconter. Sans tomber dans le pathétique, la désolation, qui n’inspirerait que la pitié. Non, il a beau la raconter son histoire, elle dépasse l’entendement. « Le monde des vivants, le monde de tout le monde » ne peut pas comprendre, apprécier trois ans de parenthèses, au cours desquels l’homme se détruit, de jour en jour, presque indiciblement. Il y a quelque chose d’incommunicable chez Hyvernaud, une tension entre le besoin de raconter et l’impossibilité de formuler.

On se retrouve, nous lecteurs contemporains, dans la prose de Georges Hyvernaud, une prose dénudée, sèche, efficace. Il n’est pas dans le témoignage, exercice vu et revu ad nauseam, mais bien dans de la mise en forme littéraire. Au lieu de provoquer l’apitoiement, Hyvernaud et sa prose itérative jusqu’à la jouissance nous ouvre une brèche sur le désespoir, un humanisme déchu jetant un regard noir et sans concession sur notre société et l’humanité toute entière.


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