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Représenter les monstres

Profitant du passage de l’acteur français à Montréal, Le Délit est allé à la rencontre de Guillaume Gallienne dans un hôtel luxueux du centre-ville. Affalés sur les coussins d’une loge prévue à cet effet, nous discutons un peu durant le temps qui nous est imparti. Voilà ce qui a pu être dit.

Romain Hainaut

Le Délit : Je suis un peu embêté, c’est que tout le monde en a tellement déjà parlé de votre film que je ne me sens pas la pertinence de presser le citron encore plus (rires), quoique vous devez avoir l’habitude maintenant. Si je me permettais une seule question sur ce film jubilatoire qu’est Les garçons et Guillaume, à table !, ce serait : toutes choses pesées, qu’est-ce qui vous a le plus plu dans cette aventure de film ?

Guillaume Gallienne : De découvrir que j’adorais réaliser. Que j’ai adoré ça, pour plein de raisons. En fait ce film m’a fait prendre conscience que je ressemblais beaucoup plus à mon père que je ne le pensais ou que je ne voulais le penser. Parce que tout d’un coup j’ai eu des réflexes de patron industriel, en tout cas de fils de patron industriel, qui m’ont énormément surpris mais qui ne m’ont pas du tout déplu. Alors pas aussi paternaliste qu’il pouvait l’être, j’espère aussi moins tyrannique, mais cela m’a développé un sens des priorités et de la prise en compte de l’équipe, des équipes ; de la fabrication de quelque chose et de la responsabilité par rapport aux investisseurs, que je ne soupçonnais pas. Et en même temps, parce que j’ai fait un calcul en fait avant le début du tournage, je me suis rendu compte que le budget de mon film représentait la vie de huit personnes qui auraient travaillé toute leur vie de vingt ans à soixante-cinq ans payés au SMIC (salaire minimum interprofessionnel de croissance, en France). Je me suis dit : « On me donne l’équivalent de huit vies pour faire mon film. » En fait, la considération de l’argent n’avait rien de vulgaire, elle était même porteuse, et ça, c’est quelque chose de très nouveau dans ma vie parce que je ne pensais pas pouvoir fonctionner comme ça.

LD : Alors j’ai une phrase de Frédéric Mitterand à votre sujet, au sortir du Théâtre de l’Ouest Parisien en 2009, où il est interrogé par Le Point : « Il va lui arriver ce qu’il redoute peut-être, c’est à dire de devenir très très célèbre et d’avoir beaucoup de gens qui vont vouloir absolument l’annexer. » Moi qui suis un peu ici pour vous annexer à ma manière, je vous pose la question : vous sentez-vous annexé ces temps-ci ?

GG : Hmm non, je le suis plus par devoir de promotion. Je suis annexé dans le sens où depuis le mois de mai dernier, je suis dans le commentaire, mais je suis libre de dire non et puis je fais aussi ce travail parce que Gaumont est le seul distributeur qui a compris les besoins financiers du film et qui y a répondu. Donc la moindre des choses c’est que j’assure. On sait que le cinéma est une industrie dans laquelle l’acteur est à la fois le support, le produit et l’annonceur. C’est comme ça.

Je me moque des grands siècles. Je n’ai souci que de vie, de lutte, de fièvre. Je suis à l’aise parmi notre génération. Il me semble que l’artiste ne peut souhaiter un autre milieu, une autre époque

LD : Dans Ça peut pas faire de mal sur France Inter, une de vos émissions sur les écrivains journalistes m’avait tout particulièrement marqué. Dans celle-ci il y avait un passage de Zola que vous lisiez — un extrait de la préface à son essai Mes haines, dont je voudrais vous lire à mon tour un extrait pour vous faire réagir dessus, parce qu’il pose la question du contemporain : 

« Je hais les sots qui font les dédaigneux, les impuissants qui crient que notre art et notre littérature meurent de leur belle mort. Ce sont les cerveaux les plus vides, les cœurs les plus secs, les gens enterrés dans le passé qui feuillètent avec mépris les œuvres vivantes et toutes enfiévrées de notre âge, et les déclarent nulles et étroites.

Moi, je vois autrement. Je n’ai guère souci de beauté ni de perfection. Je me moque des grands siècles. Je n’ai souci que de vie, de lutte, de fièvre. Je suis à l’aise parmi notre génération. Il me semble que l’artiste ne peut souhaiter un autre milieu, une autre époque. Il n’y a plus de maîtres, plus d’écoles, nous sommes en pleine anarchie et chacun de nous est un rebelle qui crée pour lui et se bat pour lui. L’heure est haletante, pleine d’anxiété, on attend ceux qui seront assez, frapperont le plus fort et le plus juste, dont les poings seront assez puissants pour fermer la bouche des autres. Et il y a au fond de chaque nouveau lutteur une vague espérance d’être ce dictateur, ce tyran de demain. »

GG : En fait quelque part je suis d’accord avec lui, et en même temps il y a quelque chose qui me retient. C’est à dire que j’adore les gens contemporains, ils me fascinent. C’est une des raisons pour laquelle j’admire autant Catherine Deneuve, je trouve que c’est une actrice profondément contemporaine. On le voit, ça se voit, dans sa manière de jouer, qu’elle va voir les films d’aujourd’hui, qu’elle va voir les expos d’aujourd’hui, qu’elle est au courant de son temps. Je repère tout de suite les acteurs qui ne vont pas assez voir d’autres choses, qui ne vont pas voir ailleurs que dans leur art, ça se voit. Donc j’entends, je suis d’accord avec Zola. Et en même temps, je n’aime pas non plus qu’on m’explique qu’il faut être contemporain par devoir. J’aime les ponts, j’aime la transmission et j’aime la reconnaissance. Je suis reconnaissant que Shakespeare ait existé, je suis reconnaissant que Victor Hugo ait existé, je suis reconnaissant que Zola ait existé et j’aimerais transmettre cette reconnaissance-là. Je me reconnais en eux, je me sens reconnu par eux. Et il y a des contemporains qui me font la même chose. Parfois tout n’est pas reconnaissance, parfois c’est bousculade. Et je suis bousculé par Eschyle, je suis bousculé par des anciens comme par des gens contemporains, où j’ai l’impression de ne rien comprendre. Mais vous savez c’est un peu comme – (un klaxon sonne avec insistance au dehors dans la rue, Guillaume se lève et parle à la vitre) Eh oh ! On a une interview coco ! (il reprend) – j’ai la même chose avec la simplicité : le terrorisme de la simplicité me fait profondément chier. Autant quand elle est là, elle m’enchante. Autant le « Sois plus simple»… et fuck, je ne suis pas simple ! Vous voyez ce que je veux dire ? En fait, je ne suis tellement pas dogmatique, je n’aime pas les dogmes quels qu’ils soient, mais j’adore le cadre.

J’aime les ponts, j’aime la transmission et j’aime la reconnaissance.

LD : Cela tombe mal, j’avais justement une question hyper-dogmatique. Quel est le rôle, si rôle il doit y avoir, du comédien et de l’acteur dans la société civile ? Que doit-il faire ? (S’il doit quelque chose) Et j’appuie sur le faire et le doit, je les mets en italiques, comme dans les articles de recherche universitaire. 

GG : Oui oui oui oui ! Et la réponse, vous commencez par : « Sourire, en italiques » (rires). Il doit représenter les monstres. Il doit être conscient que tout n’est pas perdu puisque l’on continue, puisque le contribuable continue, à mettre des sous dans des lieux — des espèces de chapelles, d’églises ou de cathédrales — qui ne sont là que pour proférer le verbe. Et que tant que cela durera, c’est plutôt bon signe. Et qu’il doit tout faire pour être à l’honneur de ça, de ce besoin là. Et pour cela je pense qu’il doit un peu plus faire acte. Être acteur, c’est être responsable d’un acte à venir. Ce serait peut-être le moyen de ne pas le limiter. Je trouve que parfois, sous prétexte de divertissement, l’acteur se limite au vulgaire. Et que parfois, sous prétexte de grand texte, il se limite au sectaire.

LD : C’est intéressant venant de votre part, puisque vous venez justement de la Comédie-Française, une troupe qui a parfois été jugée comme sectaire. 

GG : Mais on ne fait pas de la muséologie hein?! On joue du contemporain et surtout on monte des anciens avec ce qu’on est aujourd’hui ! Donc je trouve qu’on est une belle troupe de relais.

LD : Vous y avez d’ailleurs joué Musset, Shakespeare, Molière, Tchékhov, Feydeau, Racine et même Euripide ! Question téléphonée mais question quand même, quel est votre auteur de prédilection ? S’il y en a un. 

GG : (soupir concentré) Non mais quand même Shakespeare et Tchékhov… Shakespeare quand même ! C’est-à-dire que même mal monté, un bon acteur avec Shakespeare, c’est dément. Shakespeare me transporte. Tchékhov je le connais, il y a un truc. C’est le seul dont j’ai des photos dans ma loge, j’en ai plusieurs de lui. C’est le seul où il y a une humanité, ce sont des résonnances par rapport à ma « russitude ». C’était ma grand-mère qui disait toujours : « Le problème des Français quand ils jouent Tchékhov c’est qu’ils le jouent toujours avec un regard triste sur de l’argenterie oxydée. » Elle disait aussi : « Le problème des Français, c’est qu’ils sourient beaucoup trop. Les Russes ne sourient pas, pour eux c’est une grimace de sourire. Ou on rit ! Ou on ne rit pas ! Mais on ne sourit pas. » Voilà, j’aime vraiment beaucoup Tchékhov, mais Shakespeare quand même, pour moi c’est le top du top.

Être acteur, c’est être responsable d’un acte à venir.

LD : Bon, le temps presse, je vous propose donc cette phrase de Michel Foucault sur laquelle je suis tombé récemment : « L’optimisme de la pensée, si on veut employer de tels mots, c’est de savoir qu’il n’y a pas d’âge d’or ». Qu’en pensez-vous ?

GG : Ah c’est joli ça ! Ah oui ! Alors que moi je trouve qu’il y en a plein ! (rires)  Parce que l’âge d’or — un âge d’or — n’est pas forcément le même partout. Ah c’est drôle ! Parce que moi j’aime bien les phénix, j’aime bien ce qui naît des cendres aussi donc … (un temps) c’est assez bourgeois comme façon de penser d’ailleurs. Ou bien alors il n’y a que ça, il n’y a que des âges d’or ! Je sais pas, vous en pensez quoi vous ?

LD : Eh bien moi je suis mêlé ! 

GG : Est-ce qu’on ne l’est pas tous !


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