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Le théâtre qui n’a pas d’âge

Trente ans après sa première représentation, Albertine, en cinq temps renaît.

Yves Renaud

C’est au Théâtre du Nouveau Monde  (TNM) que nous invite Albertine. Dehors, le froid et la neige ont décidé qu’il était encore trop tôt pour nous abandonner gentiment au printemps. Le Délit se presse alors à l’intérieur du TNM, envahi par une horde de jeunes et moins jeunes, amateurs de théâtre et journalistes venus à l’occasion de l’avant-première d’Albertine, en cinq temps, du grand dramaturge québécois Michel Tremblay.

Jamais la devise du TNM,  « théâtre de tous les classiques, ceux d’hier et de demain » n’aura eu autant de sens. En effet, Albertine, en cinq temps a d’abord été créée en 1984 à Ottawa par le Centre national des Arts. En 1997, elle est jouée en tournée au Québec, en 2000 elle est adaptée et diffusée à la télévision, et elle revient aujourd’hui à Montréal avec une nouvelle mise en scène de Lorraine Pintal. Trente ans après sa création, la pièce frappe pourtant par sa modernité. Le secret du succès d’une pièce est probablement l’intemporalité, ou la capacité d’émouvoir les spectateurs d’il y a dix, vingt, ou trente ans, tout autant que les spectateurs qui étaient dans la salle jeudi soir. Albertine, c’est une femme, mais c’est aussi les femmes d’hier et de demain, la grand-mère, la mère et la fille.

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Yves Renaud

 

Le temps triomphe également en étant le nerf de la pièce. En effet, nous est offert une véritable rétrospection d’Albertine sur celle qu’elle était à différents âges de sa vie. À trente ans, Albertine est une jeune maman de deux enfants, abandonnée par son mari. D’abord fragile et en colère, elle développe à quarante ans une rage qui ne semble avoir d’égal qu’une énorme détresse, presque invivable. Dix ans plus tard, nous retrouvons une Albertine plus optimiste qui travaille au fast food du parc Lafontaine. Mais cette joie cache quelque chose de plus sombre, l’abandon de ses enfants, qui va la ronger au point de la rendre acerbe et dépressive, jusqu’à la pousser à la tentative de suicide à soixante ans. Enfin, Albertine a soixante-dix ans. Vulnérable mais plus sereine que ses doubles d’autrefois, elle appelle les fantômes de sa vie pour une ultime introspection. C’est donc autour de cette dernière que s’anime la pièce. Elle convoque les quatre autres Albertine et Madeleine, sa sœur, le fil conducteur et le témoin extérieur de la vie de la protagoniste. Les cinq Albertines dialoguent, se disputent, se critiquent et se consolent. Elles apprennent les unes des autres, essayent de trouver une réponse qui pourrait soulager la rage qu’il y a en « elles ». Albertine, en cinq temps est l’histoire d’une femme qui n’a jamais été aimée et surtout qui ne s’est jamais aimée, qui a survécu à sa mère, à ses enfants et à sa sœur, et qui se retrouve seule avec le souvenir d’une vie. « Ils vont te guérir de tout, sauf de tes souvenirs » dit Albertine à 70 ans (Monique Miller).

Pour reprendre les mots de Marie Tifo (Albertine à 50 ans) après la représentation, Albertine, en cinq temps est « une parole de femme à six voix ». Mais la question se pose : peut-on vraiment parvenir à tout dire ? Est-ce que les mots peuvent triompher quand ils sont confrontés à la culpabilité, la honte, et le poids des souvenirs ? Ce n’est pas faute d’avoir des personnages au langage acerbe et à la langue bien pendue. Les cinq Albertines ont toutes du mal à raconter, à dire les souffrances et les remords. Sans aucun doute, le talent des comédiennes est ici d’arriver à rendre les cris et les silences encore plus poignants et bouleversants que les paroles.

Je ne peux m’empêcher de conclure sur le commentaire de mes voisines de droite : « C’est fou comme l’on tombe en amour pour elle. Alors qu’au fond, elle est détestable ». C’est vrai qu’elle est bouleversante, parce qu’elle a la capacité d’attendrir toutes les femmes. Albertine est plusieurs mais ne forme qu’une. Ainsi, elle célèbre à la fois les différents chemins de la vie d’une femme et immortalise la Femme. Elle est la femme de tous les âges, et la pièce se transforme alors en une ode aux envies, aux drames, et au courage de toutes les femmes. Pour finir, Albertine nous donne envie de nous battre et nous emplit d’une certaine fureur. À vous de découvrir ce que les cinq Albertines font ressortir en vous.


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