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Quand vieillesse peut

Histoire de finissants au Monument national.

Benjamin Pradet

Les finissants de l’École nationale de théâtre closent de façon magistrale leur formation en interprétant l’univers de ceux qui finissent leur vie. 80 000 âmes vers Albany, de Benjamin Pradet, permet à cinq personnes âgées de partir pour un dernier voyage avant le Grand Voyage. La mise en scène de Sébastien David permet aussi au spectateur de voyager, mais vers un monde redoutable, qu’on préférerait croire étranger –la vieillesse. Jusqu’au 21 février, l’École nationale offre une alternative à la maxime « si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ». On donne ici aux aînés le pouvoir de s’exprimer, de s’aventurer, de prouver leur valeur, et on montre que les jeunes ont tout ce qu’il faut pour les comprendre.

Au Château de Terrebonne, les résidents préparent un spectacle de Noël. Il y a Désirée Déluge (interprétée par Marie-Ève Bélanger) et Henri (Benoît Arcand), qui ont tout traversé ensemble. Il y a Gertrude (Gabrielle Côté), qui aime bien jouer au trou d’cul. Il y a Pierre-Pierre (Alexandre Bergeron), acteur qui travaillait au dépanneur, à la recherche d’une 23e femme. Puis Colette d’Orange (Marianne Dansereau) arrive à la résidence. Elle propose aux autres d’aller à Albany pour le mariage de… de qui encore?… pas important… Le cheval blanc est prêt, le fauteuil roulant aussi, c’est parti !

Les acteurs sont à la hauteur du texte de Benjamin Pradet. Il faut une grande sensibilité pour exécuter un tableau sur la vieillesse avec finesse, sans caricaturer ni sombrer dans le désespoir. Les uns marmonnent et répètent sans fin une idée entrecoupée, d’autres entretiennent des dialogues de sourds (littéralement), mais les acteurs et l’auteur ne nous permettent pas d’assimiler ces « petits vieux » à des enfants. Le visage est parfois absent, mais les voix intérieures sont vigoureuses, les souvenirs retentissants –un va-et-vient quotidien de réalités confuses.

Certaines réalités, cependant, dépassent les mots et ne peuvent s’exprimer qu’en silence. C’est alors que l’excellente mise en scène de Sébastien David prend le relai. Ses chorégraphies ressemblent à une scène de danse macabre, mais non moins vivante, une danse de l’âge où on se retrouve seul face à ce qui reste. Parfois, le rythme ralentit, donnant à un personnage tout le temps nécessaire pour monter un escalier ou traverser la scène. Et de simples actions –marcher, monter– deviennent en soi des chorégraphies. Les acteurs déploient un talent du corps inouï pour traduire le mouvement ankylosé d’une personne qui s’habitue tant bien que mal à son rhumatisme. Le temps n’est pas mort, il n’est qu’alourdi pendant qu’on admire la beauté d’un corps qui a perdu sa grâce.

L’équipe artistique réussit à créer un monde qui, malgré la banalité de ses éléments constitutifs, permet de faire apparaître une lueur de… quelque chose, à défaut d’espoir. Le plancher terne de la résidence a la capacité de se transformer en plancher de danse disco dans un bar de village. On recouvre les murs de papier peint défraîchi, avec tout de même un peu de verdure. Les costumes en laine, sombres, gris, terreux, ont pourtant tous des touches de rouge par-ci, par-là. Des sapins de Noël sont pendus tout à l’envers, mais leurs lumières s’efforcent de briller. C’est comme ça, on ne peut s’empêcher de chercher pour des indices de vie et d’y croire encore.

Quoique nous avancions tous vers la vieillesse, 80 000 âmes vers Albany nous rapproche d’elle. Elle nous rappelle que la solitude, l’abandon, la fragilité, la perte de contrôle des aînés se vivent au quotidien, et qu’il ne faut pas attendre une tragédie comme l’Isle-Verte pour s’en rendre compte. C’est une pièce à la fois belle et nécessaire, pour tous les âges.


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