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Au pays des rajahs

Le Ballet national d’Ukraine présente La Bayadère à la Place des Arts.

Ballet national d'Ukraine

Arrivés de justesse avant la fermeture de l’aéroport de Kiev mercredi dernier, les danseurs du Ballet national d’Ukraine devaient, après la représentation de dimanche soir, regarder leurs billets de retour avec appréhension, au vue des événements actuels. Entre temps, la troupe a offert quatre représentations précises d’un ballet orientaliste méconnu du répertoire classique.

L’argument propose un schéma classique d’amours contrariées. Le vaillant Solor aime Nikiya la bayadère. Mais sa beauté attise le désir du Grand brahmane, lequel est censé se marier avec Gamzatti, la fille du rajah, dont le père a tôt fait de prononcer les fiançailles. Le refus de Nikiya de céder au brahman la condamne à mort, car dans le panier de fleurs qu’on prétend envoyées par Solor, Gamzatti, jalouse, a dissimulé un cobra. Une fois mordue, Nikiya choisit de mourir plutôt que d’accepter l’antidote que lui propose le Grand brahmane. Que le romantique ne s’inquiète pas : quelques sauts, hallucinations et grondements divins plus tard, les amants seront réunis dans un haut-delà himalayen, pas de deux éthéré et long voile de gaze blanche, subtil symbole de la pureté éternelle de l’amour vrai.

Le Marseillais, la Russe et l’Amérique

C’est presque naturellement que La Bayadère était présentée pour la première fois à Montréal par le Ballet de Kiev, puisque la chorégraphie de Marius Petipa avait marqué la naissance de la compagnie ukrainienne en 1926. C’est toutefois une version doublement remaniée de l’original pétersbourgeois de 1877 que propose la metteure en scène Natalia Makarova, danseuse étoile passée « à l’Ouest » dans les années 1970. Sa modernisation, commandée pour l’American Ballet Theatre, jouerait dans la plasticité et la vivacité du corps pour mettre à l’avant-scène la passion de Solor et Nikiya (l’œuvre de Petipa a également touché Rudolf Noureïev qui l’a lui aussi par deux fois remontée).

Une tragédie étudiée

Le ballet classique est caractérisé par l’aplomb, la rigueur et la netteté. Et, en effet, les pas sont précis et nets, le staccato des pointes, achevé, les pas de trois, rigoureux. L’envers de cette précision, c’est peut-être une certaine froideur ou un apprêt que n’arrivent pas à effacer les couleurs d’un Orient rêvé dont l’Europe du XIXe siècle s’était éprise (Lakmé, Salammbô, Thaïs, Tamerlan et autres Pêcheurs de perles ou Odalisque à l’esclave). Les tissus peuvent être opulents et les tiares ont beau chatoyer, il reste quelque chose de carré dans l’ombre des gopuras et les scènes nocturnes sont les plus senties, davantage que les scènes de banquet, plus exactement grandioses que véritablement festives. Ainsi, la célèbre scène du royaume des ombres, où Solor tente de noyer son chagrin dans un délire opiacé pour finalement n’y voir que le fantôme de Nikiya, est plus dramatiquement achevée que les marches au temple ou les pas d’action de la soldatesque hindoue. La rigueur conceptuelle l’emporte sur le sentiment de liesse.

Comme il se doit, les quatuors sont aussi exacts qu’ils l’étaient pour Le Lac des cygnes présenté en 2011 par la même compagnie. Le corps sévère soutient la qualité technique des solistes, dont un fantastique Solor (Denys Nedak, aussi Jan Vana), loin de n’être qu’un porteur à ses compagnes, la grave Nikiya (Natalia Matsak, aussi Olga Golytsia) et la royale Gazmatti (Natalia Lazebnikova, aussi Kateryna Kozachenko). À signaler également, la sensationnelle danse de l’idole de bronze, où Maksym Kovtun (aussi Sergii Kliachin) s’agite à angle droit comme ces statues grimaçantes qui flanquent les sanctuaires hindous.

Alternance des rythmes et des couleurs

La musique est de l’Autrichien Leon Minkus, collaborateur de longue date de Petipa (Don Quichotte, La Source). Leur intelligence transparaît dans des thèmes d’une grande variété, assez fins et remarquablement fluides. Les violons de l’Orchestre des Grands Ballets Canadiens, sous la direction de Mykola Dyadyura, étaient magistraux pour souligner la perfidie têtue de la mort de Nikiya (acte I, scène 3).

Les décors sont, selon les scènes, opulents ou éburnéens, lascifs ou grandioses. Les jungles rappellent à la fois les crayonnés de Rahan et les fougères touffues du douanier Rousseau. Gros bémol sur les costumes, car même si on pourra toujours voir des fleurs dans des tutus bondissants au pays des saris, le reste est dérangeant par son manque d’unité, comme si au nom des contrastes de l’Inde on pouvait mélanger les guerriers masaïs, les majorettes, les tarzans en loque et les instructrices d’aérobic.

Après La Bayadère de Natalia Makarova, ce sera au tour de la pièce néo-classique Rodin/Claudel de Peter Quantz d’être présentée à la salle Maisonneuve de la Place des Arts par les Grands Ballets Canadiens de Montréal sous la direction de Gradimir Pankov du 13 au 22 mars 2014.


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