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Fictions pratiques

Du danger des mots.

Le jeudi 13 février dernier, Mathieu Boisvert, professeur à la Faculté d’études religieuses à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), donnait à McGill une conférence sur les hijras, une communauté qui n’a pas d’égal dans la société canadienne. Invité par l’Institut d’études islamiques de l’Université McGill, il a tenté de rendre familière à la trentaine de personnes présentes la réalité d’une communauté qu’on appellerait transsexuelle au Canada. Fruit d’une longue recherche sur le terrain, particulièrement dans les états du Maharashtra et du Rajasthan, sa recherche tente de comprendre avec précision le contexte religieux et culturel dans lequel cette communauté grandit. Au fil de son explication, il devient de plus en plus évident que la terminologie occidentale, autant francophone qu’anglophone, ne permet pas de comprendre de façon complète l’identité des hijras.

Une identité plurielle

Les hijras mettent au défi le vocabulaire occidental de la sexualité et de l’orientation sexuelle. Dans nos termes à nous, on les définirait comme des personnes nées de sexe masculin mais qui ont choisi de s’habiller et de vivre comme une femme. Ici, au Canada, nous les appellerions des transsexuels. Mathieu Boisvert tente au contraire d’expliquer que les définir ainsi pose une limite considérable sur la réalité de leur identité. Si, aux yeux d’une population « occidentale », les hijras sont des transsexuels par le simple fait d’être passés d’un sexe à l’autre, beaucoup d’autres critères rentrent en jeu dans le contexte indien.

« Ces catégories, ce sont des fictions pratiques ; on en a besoin pour pouvoir parler et faire sens des choses qu’on ne connaît pas. »

Le fait d’assumer un sexe différent de celui assigné à la naissance n’est qu’une partie de l’identité des hijras. Pour commencer, ne peut devenir hijra que quelqu’un qui a subi un rituel d’initiation spécifique, assumé par un guru de la communauté. Ensuite, les hijras vivent largement entre eux, en communauté. Ceci est, d’une part, une caractéristique de leur identité –la vie communautaire, en contraste avec notre individualisme habituel– mais aussi le résultat de la stigmatisation dont ils sont victimes.

Le dernier élément important pour comprendre l’identité des hijras est les sphères professionnelles dans lesquelles ils évoluent. Il sont en effet largement représentés dans deux milieux professionnels aux antipodes l’un de l’autre. D’un côté, ces individus sont connus pour se produire dans des cérémonies religieuses et sont donc sollicités par des personnes extérieures à la communauté afin d’entreprendre des bénédictions de différents types au cours de badhai, performances artistiques à caractère sacré. De l’autre, les hijras sont sur-représentés dans le milieu du travail du sexe (kandra), en tant que prostituées. D’un point de vue religieux, les hijras se situent exactement à la frontière du sacré et du profane, du pur et de l’impur. D’après Mathieu Boisvert, « il est très difficile de parler ou d’écrire sur ces communautés-là, car ces catégories qu’on utilise ne sont pas nécessairement aussi fixes dans la réalité. Ces catégories, ce sont des fictions pratiques ; on en a besoin pour pouvoir parler et faire sens de choses qu’on ne connaît pas, donc il ne faut pas forcément arrêter de les utiliser. Mais il faut se souvenir, lorsqu’on le fait, que c’est une simplification grossière de la réalité ».

Au-delà des genres

Il y a également un côté liminal chez les hijras qui n’est pas facile à saisir pour quelqu’un habitué à des catégories que l’on considère « fixes » comme hétérosexuel ou homosexuel. Boisvert mentionne, par exemple, un hijra qui était sorti de la communauté pendant quelques années, le temps d’obtenir un doctorat dans une grande université indienne, et qui y était retourné plus tard dans sa vie. De la même façon, il explique que certains hijras ne souhaitent pas donner à leur statut un caractère légal ; cela leur donne ainsi la possibilité de pouvoir en sortir pour différentes raisons.

« Au Népal, l’homosexualité est illégale, tandis que le statut de hijra, lui, est reconnu et légal. »

Les hijras ne se définissent pas eux-mêmes comme appartenant à un même sexe. Certains membres de la communauté se définissent comme hommes car ils ne sont pas encore passés par le rituel mentionné plus haut ; d’autres se définissent comme femmes. Enfin, une partie se dit appartenir au troisième genre. C’est également pourquoi limiter l’identité des hijras à leur transsexualité est non seulement incomplet mais également erroné. D’autre part, d’après Mathieu Boisvert, hormis le côté héréditaire, qui ne peut exister chez les hijras pour des raisons biologiques, la communauté pourrait presque s’apparenter à une caste, dans la société indienne, surtout pour son affiliation à des professions particulières.

Le défi sémantique

Appliquer un vocabulaire occidental, ou parfois tout simplement faux, dans le cas de communautés qui « ne rentrent pas dans les (nos) cases », peut s’avérer dangereux. Les hijras, nés hommes, sont parfois toujours doté d’une anatomie masculine tout en vivant comme hijra. En ayant des relations sexuelles avec des hommes, on pourrait donc les appeler homosexuels, ici, au Canada. Mais c’est ici que les choses se compliquent. On trouve des hijras dans plusieurs pays d’Asie du Sud, comme l’Inde, le Pakistan, le Népal et le Bangladesh. Au Népal, l’homosexualité est illégale, tandis que le statut de hijra, lui, est reconnu et légal. Cela nous paraît tout bonnement étrange : accorder un statut légal à une communauté qui s’adonne à des pratiques homosexuelles, tout en interdisant l’homosexualité. Incohérence du système juridique népalais, ou juste un système de valeurs différent qu’on a du mal à comprendre ? En fin de compte, on oublie trop souvent que les mots qu’on utilise afin de les définir viennent de langues qui sont le reflet de nos valeurs et de notre culture.

Sommes-nous donc condamnés à nous tromper dès que nous tentons de comprendre l’inconnu ? Tout espoir n’est pas perdu. Si Mathieu Boisvert cherche parfois ses mots pour s’expliquer, c’est parce qu’il connait le vocabulaire hindi, plus adéquat. Tant que celui qui souhaite réellement comprendre une culture fait l’effort d’en apprendre son vocabulaire, notre compréhension de l’autre peut continuer de grandir. Et puisqu’utiliser ces « fictions pratiques » de catégories issues de nos langues à nous est nécessaire afin de transmettre, même de façon un peu limitée, nos connaissances de ses cultures, alors utilisons-les. Tant qu’on reste conscient que cette terminologie n’est pas un reflet de la réalité que l’on tente de décrire, mais, plutôt, qu’elle est un reflet de notre vision du monde de l’autre.


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