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Réapprendre l’éducation

Le Délit rencontre Norman Cornett, ex-professeur atypique de McGill.

Norman Cornett, spécialiste en histoire des religions, a enseigné à McGill pendant quinze ans avec des méthodes un peu hors du commun. Ses cours étaient en fait des heures de dialogue d’égal à égal entre les étudiants et des artistes, des hommes politiques et d’autres acteurs sociaux importants. D’un jour à l’autre, McGill lui a retiré son poste, sans justification. C’était en 2007. Le jeudi 23 janvier, l’organisme Cinema Politica projetait le documentaire Professeur Norman Cornett, produit par Alanis Obomsawin. « Depuis quand ressent-on l’obligation de répondre correctement au lieu de répondre honnêtement ? », demande Cornett. Le documentaire est un récit de ses cours, du souvenir optimiste qu’il a laissé à ses étudiants, et de son procès avec McGill. En entrevue avec Norman Cornett, Le Délit enquête sur ce qu’est l’éducation, et sur ce qu’elle devrait être.

Le Délit : Vous avez enseigné à McGill pendant quinze ans. L’université avait donc pu percevoir vos méthodes pédagogiques depuis longtemps. Avez-vous des doutes sur les raisons de votre licenciement ?

Norman Cornett : Il y a des points importants à souligner. D’abord, l’administration n’a jamais donné aucune raison. Il faut savoir que la loi au Québec exige pour quelqu’un qui a travaillé dans un endroit plus de deux ans,«une raison juste et suffisante » en cas de licenciement. Hors, comme on le voit dans le film, on n’a jamais reçu de justification.  C’est la raison pour laquelle McGill a dû me verser une somme d’argent. Quant à la justification, comme en philosophie, on se doit de questionner les suppositions. Ce n’est qu’une supposition que mon enseignement dialogique était la cause. Si c’était en effet le motif, comment se fait-il que j’y aie enseigné pendant quinze ans ? Aussi longtemps que McGill n’indique pas la raison, on ne saura pas. Aussi longtemps qu’on n’a pas une réponse, on peut se dire qu’il pourrait y avoir bien d’autres motifs.

LD : Êtes-vous encore en procédure judiciaire avec McGill ?

NC : Je vise l’éducation. Mon but est d’enseigner. Je veux vraiment, dans le peu de temps qu’il me reste, me vouer à 300% à l’éducation. Je dirais même que ma raison d’être maintenant c’est d’enseigner l’enseignement aux enseignants, pour tous les niveaux du système éducatif. Quand je lis les journaux, et qu’on constate de multiples problèmes dans la société actuelle, partout, je me demande où se situe la source des solutions à ces problèmes-là. À mon avis, et je tiens à le dire, le début de toute solution c’est dans l’éducation. Et je dois garder le cap, on ne peut pas tout faire dans la vie : des poursuites judiciaires, bien d’autres choses… Alors, non.

LD : Quelles sont vos activités depuis que vous n’enseignez plus à McGill ?

NC : Ça fait sept ans déjà que je n’y enseigne plus et je vous assure que je ne chôme pas ! (rires). J’anime des séminaires tout comme je faisais à l’université.  Le leitmotiv utilitariste est « comment peut-on faire le plus grand bien au plus grand monde ? » De là m’est venue l’idée de l’éducation communautaire. Je n’ai jamais arrêté d’organiser des rencontres dialogiques depuis 2007, et cela dans le centre communautaire que j’ai fondé. Je me suis basé sur deux choses. D’abord, il faut que ça soit central, dans un centre névralgique de Montréal : j’ai choisi la Place des Arts. La deuxième chose est de compter sur les meilleurs spécialistes, les meilleurs experts que ça soit en musique, en neurosciences, en arts visuels, en littérature, en politique. On a eu Gérard Bouchard, de la Commission Bouchard-Taylor, très impliqué dans le débat actuel sur la Charte [des valeurs]. Comme je voulais avoir les deux colonnes du débat, j’ai invité aussi Charles Taylor, philosophe de renommée mondiale. Il faut également que ça soit accessible à tous : peu importe la renommée ou l’expertise des invités, les sessions ne coûtent jamais plus que 5 dollars. Évidemment, ça c’est quand je suis à Montréal. Je voyage beaucoup, j’organise des rencontres ailleurs. Je partirai très bientôt à l’Université Simon Fraser à Vancouver. Je suis souvent invité à donner des séminaires dans des universités : récemment en Europe à Leipzig, ou au Centre de Recherche Interdisciplinaire à Paris.

LD : Vous êtes invité dans de nombreuses institutions au Canada et ailleurs, c’est donc que votre philosophie dialogique a fait germer des idées, ou au moins des espoirs.

NC : Ma philosophie dialogique de l’éducation est devenu un sujet de recherche, et je pèse mes mots, à l’échelle internationale maintenant, autant en Europe qu’en Amérique du Nord. C’est la raison pour laquelle je reçois tant d’invitations pour en parler. D’autant plus que le Premier ministre du Canada, deux ex-Premiers ministres du Québec dont Jacques Parizeau, l’ex-chef libéral Claude Ryan, un ex-rédacteur en chef du **Devoir**, Preston Manning, qui est encore un penseur politique important au Canada, Ed Broadbent, qui est véritablement l’esprit du [Nouveau Parti démocratique] au Canada, et j’en passe, participent régulièrement dans mes cours. Et quand je dis régulièrement je parle d’une fois par semaine. Comment se fait-il qu’il y ait eu des véritables sommités dans leur discipline parmi mes invités ? C’est, je pense, parce qu’on croit en ma méthode.

LD : Diriez vous que le débat sur l’éducation aujourd’hui est trop axé sur l’argent ?

NC : Si on aborde la question de l’éducation sous un jour réducteur, tout est question d’argent. On est loin d’avoir résolu le problème. Ce qui apporte le plus à l’étudiant, c’est le dialogue avec lui ou elle en tant que personne. On peut parler tant que l’on veut des chiffres, des statistiques, des subventions, des bourses, mais on a tendance à oublier toute la dimension affective. L’argent dans le débat sur l’éducation, c’est la partie émergée de l’iceberg. Il faut faire une réforme de fond en comble pour humaniser, individualiser l’éducation qui est devenue une affaire d’usine. […] Il s’agit de favoriser le dialogue dans l’espace public. Se demander : comment est-ce que le citoyen peut prendre part activement à des débats de société ?

LD : Mais alors comment réforme-t-on le système d’enseignement ? Par où commencer ?

NC : Il nous faut retourner aux sources de l’éducation dans l’histoire de l’Occident : à l’époque médiévale, c’est Bologne la toute première université, puis viennent La Sorbonne et Oxford. […] À l’époque, l’université reposait sur trois fondements. Le premier, le sens de communauté : ils étaient franciscains, dominicains, et j’en passe. Dans un sens non religieux, on doit reconstruire des communautés intellectuelles. Le deuxième point saillant était le dialogue intra et intercommunautaire. Comment favoriser cette communication éducative aujourd’hui ? Oublions le « grand professeur sur son estrade », ce qu’il faut c’est une table rase : on est tous sur un même pied, pour apprendre les uns des autres. Enfin, les universités reposaient sur la spiritualité, elles étaient toutes affiliées à des ordres religieux. Dans un sens large, c’était une quête spirituelle des plus hautes aspirations de la condition humaine. L’enseignement a pour rôle de donner aux étudiants une idée de ce qu’ils peuvent toucher, faire, devenir. Communautaire, dialogique et spirituelle : ad fontes.

Aussi, je me refuse à faire cette discrimination hermétique entre les Arts et les Sciences. Au début, jamais on n’aurait séparé les deux : Da Vinci en est la preuve ! Tout se passe en même temps. Il faut retourner à cette vue d’ensemble au lieu de dépecer la condition humaine en vases clos.

Enfin, je tiens à souligner que dans un monde vieillissant, démographiquement parlant […], le futur repose sur le dialogue entre les générations. Il faut se soucier du message que les anciens laissent aux jeunes.

LD : Comme vous le dites dans le film, vous n’avez pas toujours enseigné comme vous le faîtes. Votre philosophie dialogique est le résultat d’une évolution. Comment avez-vous commencé ?

NC : Je me suis vite aperçu que j’avais des élèves intelligents. Ils étaient parfaitement capables quand je leur parlais personnellement. Mais dès qu’on commençait la routine académique des quizz, des midterms, des finaux, il y avait tout d’un coup une paralysie. Je me suis donné comme but de démystifier l’éducation. Lorsque tout le monde se sent à l’aise, alors on peut faire appel à tous leurs dons, leurs connaissances, leur potentiel. C’est le but de l’éducation, non pas de brimer, mais d’épanouir. Le but des études universitaires de premier cycle du moins, ce n’est pas de chercher un emploi. C’est pour la vie. C’est un investissement pour devenir un citoyen capable de s’informer, mais aussi un individu capable de penser pour soi-même.

LD : Vous pencheriez donc plutôt vers un épanouissement libéré que vers l’apprentissage des notions bateau ?

NC : Pas tout à fait. L’éducation repose à la fois sur la connaissance des notions classiques fondamentales et sur l’épanouissement. On ne peut pas apprendre sans la discipline. Mais ce qu’on apprend ne restera pas si ce n’est pas associé à une dimension affective. Hegel parlait de la synthèse : il nous faut effectuer un mariage entre les données empiriques et nos perceptions subjectives. Du moment que la connaissance affecte, elle est fixée dans l’esprit.

LD : Diriez-vous que, malgré tout, McGill est une université qui se soucie de ses étudiants ?

NC : (Un sourire) Je peux répondre pour moi-même, mais pas pour les autres.

LD : Après sept ans, vous êtes revenu à McGill pour y diffuser un documentaire et nous raconter votre conflit. Ça veut dire quelque chose ?

NC : Oui, évidemment. Je crois que ça me donne le courage de défendre mes convictions. Si je crois à cette philosophie dialogique que j’ai créée, il faut que je me batte coûte que coûte. Jusque dans la fosse aux lions. (Rires).


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