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Je me souviens ?

Un professeur d’histoire retraité aux prises avec la mémoire d’une société.

Suzanne O'Neill

« Et le pire dans tout cela, c’est que j’ai une assez bonne mémoire. » C’est ainsi que se défend Édouard (Guy Nadon), ancien professeur d’histoire, lorsqu’il passe à une grande émission de télévision pour commenter sa maladie qui lui fait progressivement perdre la mémoire. Édouard, c’est le personnage au cœur de la pièce de François Archambault, Tu te souviendras de moi, montée au Théâtre de la Licorne sous la direction de Fernand Rainville (associé au Cirque du Soleil), du 14 Janvier au 22 Février.

Somme toute, pour un analyste fier et, surtout, orgueilleux, ce qu’il dit est vrai : demandez à Édouard de réciter les plus beaux chants d’Homère, les hauts faits des guerres ayant marqué l’humanité ou simplement la meilleure technique pour séduire l’une de ses jeunes étudiantes, il s’en rappelle ! C’est de nommer le nouveau conjoint de sa fille, se rappeler du départ de sa femme ou se souvenir s’il a bien déjeuné qui est bien plus difficile.

Et pour tout le monde autour de lui, c’est tout un défi de s’habituer à ces trous de mémoires. La pièce débute in media res alors que Madeleine (Johanne-Marie Tremblay), sa femme, délègue la garde d’Édouard à sa fille, Isabelle (Marie-Hélène Thibault). Elle a besoin d’une pause. Elle ne peut plus supporter les crises de son mari.

Dans la salle de la Licorne, on pouvait entendre les murmures d’une plainte : « Voyons ! C’est pas si difficile que ça ! » Enfin, c’est peut-être un peu plus ardu qu’on le pense : lorsqu’Édouard demande pour la deuxième fois le nom du nouveau conjoint de sa fille, on rit, c’est drôle. « Michel ? Non, Patrick. » À la troisième, quatrième, cinquième fois qu’Édouard pose la même question de façon tout à fait sérieuse, on commence à comprendre… « Michel ? » Des scènes entières se répètent de façon totalement identique, un procédé de génie de François Archambault pour recréer les périples de l’Alzheimer.

La maladie affecte tout le monde, pas seulement la femme du sexagénaire. Pour Isabelle, c’est de voir son père oublier complètement l’excellente soirée passée en sa compagnie qui l’attriste. Pour Bérénice (Emmanuelle Lussier Martinez), la fille du nouveau conjoint d’Isabelle, c’est presque toute la mémoire d’une génération qui disparait, un bon Édouard lui apprenant que René Lévesque était plus qu’un homme qui tentait de cacher sa calvitie en plaçant ses derniers cheveux du côté sur le dessus du crâne.

La performance d’Emmanuelle Lussier Martinez, dans le rôle d’une jeune idéaliste accrochée à son cellulaire, est brillante et nous fait presque oublier combien elle incarne un personnage stéréotypé. Une belle révélation cette Emmanuelle, qui a un parcours à point : diplômée de l’école supérieure de ballet contemporain de Montréal, on l’a aussi vu dans les parcs de Montréal avec le Théâtre de la Roulotte. C’est avec elle qu’on voit se déployer le thème de la perte de mémoire du cas individuel à une problématique sociale et générale. Le texte de François Archambault fait sourire, est touchant, intime, bousculant. À voir pour prouver qu’une blague est toujours plus drôle la troisième fois. « Michel ? »


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