Aller au contenu

Bx46

Fiction

Webmestre, Le Délit | Le Délit

Thomas F. de Voe est boucher dans les marchés de New York au 19e siècle. Dans ce texte de fiction, il est agent du Fulton Fish Market dans le Bronx d’aujourd’hui. Il discute avec A et B et évoque, grâce au prétexte du film que ces deux personnages tournent sur son lieu de travail, l’histoire urbaine, la spatialité des marchés. Les prisons aussi sont évoquées, notamment le VCBC, “The Boat”, prison implantée sur une barge fixée à quai, navire condamné à l’immobilité sur les quai du Fulton Fish Market, en face de Rikers, plus grande prison des États-Unis. Bx46 est un essai documentaire (2014).

A, B et Thomas F. De Voe discutent dans un marché à viande qui remonte l’East River

 

A : Ouais, les cartes en temps réel des navires.

B : C’est joli ces trucs.

A : Ça fait des bancs, comme les poissons, ça suit les courants… J’avais cherché si « The Boat », la prison-bateau de New York, était suivie, mais non. Pourtant il faudra bien qu’il se déplace un jour ce navire. Quand tu zoomes suffisamment y’a marqué « Vernon C. Bain Center » sur la carte, mais comme s’il s’agissait d’un monument…

B : Ça se trouve où en fait ?

Thomas F. De Voe : C’est dans le Bronx, plus haut. Des agents de sécurité la nuit, comme moi un temps, et des travailleurs de nuit. Vous ne rencontrerez rien d’autre.

A : Et l’île ?

TFDV : Certains y vont parfois.

A : Donc ils prennent le bateau ?

TFDV : Ils font le tour, et prennent Rikers street.

A : Pas de bateau alors.

TFDV : Le bateau est fixé à quai, il ne bouge pas. Ça rentre, ça sort. Vous les avez vu sortir la nuit ? C’est toujours le même cinéma, les gars, ça fait la fête pour la libération, et au final ça devra recommencer la semaine suivante. Il y en a toujours un qui se fait attraper pour des choses et d’autres.

B : T’es allé sur le bateau ?

TFDV : Non, parfois on fume des clopes près des grilles, parce que c’est au calme. On n’a plus les sonnettes des charriots dans les oreilles.

A : À l’abri. C’est électrifié ? Ça serait chouette que le bateau se détache.

TFDV : Vous voulez dire, qu’il parte à la dérive ?

A : Mais non, qu’il ait des heures de départ et d’arrivée, qu’il fasse le tour de l’île, remonte l’East River, ce genre de chose. Il pourrait aussi courir sur son erre si vous voulez. Ça créerait un emploi de capitaine dans tous les cas.

TFDV : Je croyais que vous vouliez couler le bateau.

A : Je ne vois pas bien la différence entre un bateau coulé et un bateau fixé à quai.

TFDV : Il est toujours utile celui-là.

A : Les épaves aussi, ça dynamise le tourisme ; il y a, dans certaines épaves des keys, des mérous géants qui amusent les plongeurs. Ils sont si gros qu’ils ne peuvent plus passer à travers les portes des cabines coulées. Ils sont coincés là-dedans, avec leur taille de petite voiture. Vous ne risquez rien, et eux non plus, même pas l’ennui, ni la faim, parce que les compagnies qui organisent les observations lâchent des bouts de têtes de poisson pour attirer les petits, faire des nuages qui rendent bien sur les photos des plongeurs. Comme ils sont nombreux, ils oublient le mérou géant, passent à travers la fenêtre et le gros poisson n’a qu’à ouvrir sa gueule.

TFDV : Les touristes ?

A : Non, les petits poissons.

TFDV : Ah. Ah oui justement le tourisme : la prison, le marché, ce n’est pas du tourisme hein. On est pas ici pour flâner. Les touristes, qu’ils restent dans leurs musées, ici c’est de la vente de gros. On ne veut attirer personne.

Au marché, ou en prison. Faudrait pas que ça soit des croisières non plus, sinon déjà que ça se bouscule au portillon, faudra – attendez une seconde. (pause)

Deux Cousins ? (pause) C’est de l’autre côté.

Faudra prendre un ticket après. (une pause) En plus il y en a qui sont déjà allés à contre-courant, et croyez-moi, quand on va là-haut on a pas vraiment envie d’y retourner. Le bateau au moins, c’est positif, il y a vue sur les travailleurs, nous autres, et ça donne des idées. Il est mieux fixé là. Faut pouvoir visiter aussi. Si le frère arrive par le 46, et ne trouve pas le bateau, il n’y a rien à faire par là-bas. En bas là bon y’a des bonne-femmes au moins.

A : Il y aurait des horaires de retour à quai… Et il pourrait faire des pèlerinages, jusqu’aux quais des premiers marchés de NY, venir par ici en fait, un peu plus bas, « downtown » ou « downstream » plutôt, toujours sur l’East River, en aval.

(pause)

À quel moment vous avez délimité chaque marché ? Je veux dire par exemple le poisson et la viande ? C’était dans les 1830 quelque chose non ?

TFDV : Ça c’est fait comme ça vous voyez, en fonction de la place qui se libérait dans le coin. Bon moi je coupais ma viande, je m’occupais de mes affaires, puis je faisais des listes aussi de tout ce que je voyais donc – attention derrière vous, poussez-vous. (pause) Puis j’y ai laissé beaucoup de sang, donc j’estimais que c’était une légitimité, bon, j’ai publié tout ça, « la part du glaneur », c’est presque de l’Histoire. Maintenant je suis passé à la distribution ; on bouge toujours. Au moins je côtoie encore la viande. Mais les poissonniers ne sont jamais très loin.

B : C’est très différent la découpe de poisson et de viande ? Je veux dire, au geste ? Vous avez dégagé les poissonniers à cause du geste ?

TFDV : On les a viré c’était comme ça, pas assez de place et puis la viande le poisson faut pas tout mélanger. Ils ont eu leurs propres bâtisses, après.

A : Ouais. Ça a brûlé, ça s’est écroulé, tout ça tout ça. Ils ont pas mal bougé les gars.

TFDV : C’est pareil partout, faut pas être surpris. La ville ne veut pas voir la viande, et veut la nourriture.

B : Oh et là on se trouve où ?

TFDV : Beh on y est là haut, comme je vous disais le bateau, le marché, tout le package quoi.

A : Ah merde il se casse celui-là… Il y a des bus toute la nuit ?

TFDV : Vous voulez déjà rentrer ?

A : J’ai l’impression qu’il n’y a que ça pour repartir. C’est dommage de ne pas utiliser les voies d’eau pour se déplacer. En quelques brasses…

B : Il y a des épaves dans l’estuaire ?

TFDV : Aucune idée. Je fais de la viande, pas de poisson. J’aurais envie de vous dire que oui, vu le nombre de bouts de bois flotté qui se retrouve sur les bords de la rivière, comme des sacs plastiques dans les barbelés. (pause) On a bien dû briser quelques canoës quand on est arrivé là aussi.

B : Vous supposez.

TFDV : Je ne navigue pas d’habitude, donc les courants, les vents, j’en sais rien. Ça soufflait sous le FDR, ça souffle ici. ça souffle sur le ferry. On sent ça aussi quand on traverse les ponts. C’est tout ce que je peux dire. C’est ce qu’on m’a dit.

A : et « The Boat » imperturbable… Qui était déjà sur place d’ailleurs, avant le marché. Elle devait être temporaire cette prison, juste de la place en plus pour Rikers, la grande sœur, sur l’île, en face là. Et le marché lui, qui bouge. Bientôt déplacés dans le New Jersey ils disaient les gars non ?

B : Hm, et pourtant il est solidement installé celui-ci, sur la terre ferme ; alors que les marchés étaient toujours traditionnellement construits au-dessus de l’eau, sur des pilotis en bois, pour des raison d’hygiène : l’écoulement du sang des bêtes. Vous en pensez quoi vous Thomas – je peux vous appeler Thomas ? – de ce qu’ils veulent faire de l’ancien marché : préserver les ruines, le lieu d’«origine », et inséminer un nouveau marché fermier ? Ça attire les badauds un marché fermier, en pleine ville, surtout que les espèces inquiétantes ont débarrassé le plancher maintenant… C’est plein de bonnes intentions remarque, sauf que le bâtiment lui il veut pas durer, il coule, suivant sa décomposition naturelle.

TFDV : Mais vous y connaissez quoi vous en marchés ?

(pause)

Les bâtiments de marchés n’ont jamais été faits pour durer.

A : C’est marrant que le sang des bêtes aille toujours en aval, avec le courant ; les transferts pénitentiaires vont plutôt en amont, en amont. Et les marchés sont pris dans le réseau terrestre : les routes et les camions, même les poissons hop sur le tarmak.

TFDV : Et vous êtes surpris ? Non mais vous imaginiez quoi ? Ça fait des années que les bateaux ne viennent plus à quai, même avant le déplacement du marché.

A : Mais ce bateau-là, lui, la prison, il est toujours à quai.

(pause)

TFDV : Vous me rappelez ces jeunes marins qui croyaient en les sirènes ; les sirènes oui vous savez, mi-poisson mi-humain ; des êtres de l’île ou de la mer ? Du bateau peut-être. Ces délires me faisaient sourire entre deux écartèlements de cage thoracique bovine. (pause) mais pourquoi un film alors ? Un bon livre non ? J’en ai apporté de l’information avec mes deux livres sur les marchés, même 200 ans plus tard, vous le lisez encore, vous voyez.

B : Oui… j’imagine qu’on voulait faire un peu de découpe nous aussi.

A : (rires) La découpe ! La découpe ! Le fameux « choix » du cadre, du montage…

B : Oui la projection aussi. Thomas F. De Voe par exemple on le filme, mais c’est une projection ; et c’est toujours ainsi.

TFDV : Comme les sirènes

B : Ouais, on vous filme, c’est-à-dire on vous projette, enfin on construit un espace pour de la lumière. De la terre, un lopin, et de la lumière. Bon oui, ça ne se concrétise en lumière que plus tard, lors de la projection effective sur ce petit territoire qu’est l’écran. Mais ça pourrait être n’importe où.

A : Ouais tu peux projeter dans le vide même, et alors seulement nos « journeymen » feraient vraiment le voyage !

TFDV : Baste.

B : Même ta fenêtre VLC sur un écran d’ordi c’est de la projection, l’info voyage différemment, mais elle voyage, et toujours en lumière, et s’installe temporairement. Elle se projette quoi.

TFDV : Les écrans… Moi ça me fout la trouille, à la sécu ils en mattent des écrans, tout un mur. Joe ! Tu amènes tout ça à 21–90, il remballe, pose lui derrière la benne. (pause) Tout ça ne vaut pas mes listes, des données sérieuses, des sources, la réalité des marchés quoi.

B : oui, vous tenez le marché, nous la bâtisse. La bâtisse meurt, le marché continue. Vous travaillez la viande et dirigez les marchandises ; on ne fait que projeter des lopins, pour les sirènes.

TFDV : Bah ! (pause) vous devriez faire un tour sur ce bateau qui vous passionne, vous en verrez des sirènes (rires)

A : Moi on m’a dit que sur le bateau il y avait un terrain de basket dans la cour, aux dimensions un peu réduites, mais qui permettaient de jouer des matchs deux contre deux. On a enlevé les filets après qu’un des détenus a essayé de se pendre, ou de pendre un autre type. (pause) Si on navigue, ça rajoute des difficultés à la partie.

(pause)

TFDV : Oui je pourrais vous raconter un tas d’histoire sur cet endroit, mais je ne le ferai pas.

(pause) J’arrive 170 ! Excusez-moi je reviens.

A : Putain on vient de rater le 46. Ça me fait penser à un mobile ; comme en balistique il fait une parabole, un morceau de boucle, longe les bords de l’East River, et trace un espace, une aire, toutes sortes de données calculables. Un bus qui fait une boucle, des vitres, des percées de ruelles éclairées entre deux murs sombres.

B : J’aime bien qu’en russe, rue se dise « perspective », non ?

 

 


Articles en lien