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Que la lumière soit (un peu plus claire)

“Machinaction” au Conservatoire de musique de Montréal

Impossible de sauter à pieds joints, in medias res dans un tel sujet.

En guise de contexte, lançons quelques propos du célèbre dialogue entre Pierre Boulez et Michel Foucault sur la musique actuelle. Dixit Michel : « La musique contemporaine […] n’offre à l’écoute que la face externe de son écriture. De là quelque chose de difficile, d’impérieux dans l’écoute de cette musique. De là le fait que chaque audition se donne comme un événement auquel l’auditeur assiste, et qu’il doit accepter. Il n’a pas les repères qui lui permettent de l’attendre et de le reconnaître. Il l’écoute se produire. Et c’est là un mode d’attention très difficile, et qui est en contradiction avec les familiarités que tisse l’audition répétée de la musique classique. »

Ça, c’est su. Et re-su. Et re-re-su. Le fait de sentir que la musique actuelle, celle qui innove à l’avant-garde, soit « comme projetée au loin et située à une distance presque infranchissable » pour un public non-initié, ça n’a pas cessé d’être d’actualité depuis la Querelle au 18e. De manière traçable, de Mozart à Beethov’ à Mahler à Schoenberg à Stockhausen, il y a toujours eu un virus de téléologie musicale et des anticorps réactionnaires. Peu importe le mouvement, il y en a qui embarquent, qui saisissent « de quoi il s’agit »  et il y en a d’autres qui ne veulent pas bouger de leur jardin, souvent un réflexe très honorable.

De là surgit une certaine angoisse. Soit que l’on se trouve des baumes : «[t]outes les musiques, elles sont bonnes, toutes les musiques, elles sont gentilles. Ah ! le pluralisme, il n’y a rien de tel comme remède à l’incompréhension. Aimez donc, chacun dans votre coin, et vous vous aimerez les uns les autres », comme parodiait Boulez. Ou bien, au contraire, on affronte de face, avec le vent froid de la Vérité dans les yeux, ce Kalt nietzschéen qui nous donne le Nord, mais qui donne aussi envie de pleurer, recroquevillé en position fœtale, entre autres parce qu’on finit par réaliser que personne ne pourra vraiment nous dire si on a raison de penser ainsi. Essayez de parler de musique avec rigueur : comme le cliché le veut, c’est comme « danser à propos d’architecture ».

La performance en question s’articule principalement autour de la Mad Scientist Machine (MSM), invention du compositeur, altiste et programmateur britanno-colombien Stefan Smulovitz. La MSM est avant tout un logiciel qui permet de diriger un orchestre en direct via visioconférence. Les partitions traditionnelles et la présence physique de signaux gestuels sont troquées pour un système de code de couleurs et de lutrins-LED placés à même le sol. À chaque couleur concorde une consigne vague, interprétable – bruit, boucles, notes tenues, etc. La composition « se produit » en temps réel par tous ceux qui y participent, « brisant l’hiérarchie traditionnelle des rôles musicaux » comme l’a confié la compositrice Joane Hétu au Délit. Si vous voulez comprendre même un tant soit peu les propos de cet article, il est conseillé d’aller trouver la vidéo « Mad Scientist Machine – Intro – How it Works » sur YouTube.

Puisqu’un tel projet subventionné par les conseils des arts aux niveaux municipal, provincial et fédéral doit avoir une « but » clair et défini (simplement le fait d’être génial ne suffit pas) il s’agit de contribuer au Progrès en poursuivant une exploration des nouvelles technologies, participant également de l’évolution de la notion de musique improvisée.

Dans le cadre de Machinaction, les Productions SuperMusique invitent, en direct de New York, Lisle Ellis et Sarah Weaver à diriger, à l’aide du logiciel décrit plus haut, les onze musiciens de l’Ensemble SuperMusique. De Montréal, Danielle Palardy Roger et Smulovitz en personne font de même. En complément de programme, deux œuvres de Joane Hétu et de la vidéaste Manon de Pauw et de Ryan Ross Smith, seront proposées, sous la forme de partitions animées en couleur.

Contexte donné ; maintenant tranchons. Toute la démarche artistique, toute l’esthétique visuelle était fascinante, mais la performance n’était pas « top ». La soirée souffre de longues baisses de pression, de perte de tonus dans l’interaction entre musiciens, à part pour ce qui c’est passé lors de l’exécution des « compositions » (le mot devient sans doute désuet dans ce contexte) Notions mécaniques et D’un geste de la main. La première, du compositeur new-yorkais Lisle Ellis, est un genre de free-jazz jouissif et lumineux : on croit à une rencontre entre Ornette Coleman et l’équipe de l’éclairage du concert de Pink Floyd au Stade Olympique. La deuxième, de Joane Hétu et Manon de Pauw, est un alliage multi-médiatique qui, surprise, se défait du logiciel de Smulovitz et créé avec une interface plus fluide, basée sur les positions des musiciens dans la salle, permettant une dynamique plus directe entre musiciens et « chef ».

Sinon, ça sent l’expérimentation trop évidente et plutôt décousue. La composition de Sarah Weaver, par exemple, propose de recréer des textures sonores additives clairement identifiées à l’écran avec des désignations New Age en bilingu-o-phone. Après avoir entendu les musiciens se faire diriger par lumière afin de recréer « Sun/Soleil », « Shimmering/Chatoyant », « Opaque/Opaque » ou « Thunder/Tonnerre », on finit par en avoir marre. Si l’idée de base est enivrante, la réalisation est presqu’aussi captivante qu’un épisode de Blue’s Clues.

Ça se sent chez les musiciens aussi : des résiliences individuelles forment une déconfiture collective : le sacro-saint Lien s’est brisé trop souvent pour que la performance soit couronnée d’un succès. Cela étant dit, les idées anarchiques proposées, la provocation réflexive quant à la posture auctoriale et même l’humour méta-musical du spectacle sont brillants. Par exemple, impossible d’étouffer un fou rire lorsque s’affiche sur l’écran la consigne « Make something marvelous » / « Faites quelque chose de magnifique ».

Somme toute, le tout était au croisement d’un fébrile désir de perpétuel renouveau et de multiples réflexions mûries sur la musique. Pour roder l’analogie militaire, si c’est bien l’avant-garde qui est à la merci des balles ennemies, les musiciens de Machinaction sont des soldats vaillants, mais qui ont certainement écopés de quelques balles dans cette dernière prestation. Qu’à cela ne tienne ; comme disait Boulez : « Messieurs, faites vos jeux et fiez-vous, pour le reste, à ‘l’air du temps’! Mais, de grâce, jouez ! Sans cela, quelles infinies sécrétions d’ennui ! »


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