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#quiestletueur ?

Le 23 septembre dernier, à San Francisco, un étudiant a été tué dans un train alors qu’il s’apprêtait à descendre à une station. Le tueur, un homme de 30 ans nommé Nikhom Thephakaysone, aurait utilisé son arme sans aucun motif.

Jusque-là cette histoire semble tristement banale : les sociopathes ne courent pas les rues, mais ils existent, et chaque jour des gens meurent sous leurs balles. Heureusement pourrait-on se dire, il y a les autres, les gens bien. Ceux qui s’insurgent contre la violence, s’indignent face à toutes les discriminations et méprisent l’inaction. Ces gens là sont prompts à s’alarmer, et face à une telle tragédie nul ne saurait rester insensible. Les statuts Facebook de soutien et les tweets révoltés ont dû fleurir sur la toile, des messages émus ou outrés ont probablement été échangés…

Mais c’est bien là le problème : les téléphones intelligents et autres tablettes sont de formidables outils pour se mobiliser, s’indigner, partager ses points de vues, mais ce sont aussi des tueurs. À force de créer un monde parallèle où l’on peut déverser sa révolte et écrire chaque jour des plaidoyers pour un monde meilleur, on oublie que l’engagement doit d’abord être réel.

Dans le train, cet étudiant a été tué parce que sur la douzaine de personnes assises à ses côtés, pas une n’a levé la tête de son téléphone pour remarquer que le tueur brandissait un pistolet, se grattait le nez avec, bref l’exhibait aux yeux de tous. Ces gens, dont nous aurions pu être, étaient si concentrés sur leur musique et leur vie virtuelle qu’ils n’ont pas su voir qu’une vie, réelle celle-là, était menacée.

Cela rappelle l’effet du témoin (bystander effect), selon lequel les gens sont moins aptes à s’entraider lorsqu’ils sont en groupe. Sauf qu’ici ce n’est plus le groupe mais la technologie qui nous paralyse. Originellement la technologie devait aider les humains à transcender l’impossible, les servir. Elle leurs a permis de conquérir la Lune, les océans, de rendre la vie plus simple. Mais aujourd’hui ses effets pervers se développent. Elle les isole, les rend égocentrés « La technologie a dépassé notre humanité », disait Einstein.

Les réseaux sociaux polarisent ce phénomène, puisqu’ils sont censés nous rassembler mais contribuent en fait à accroître chez certains un sentiment de solitude ou de jalousie, en se comparant aux autres, et à leur vie telle qu’elle est présentée en ligne. Mais cette vie est fausse, virtuelle, et souvent idéalisée et modelée par l’internaute. Pour illustrer ce paradoxe, le 2 avril 2012, dans le magazine américain The Atlantic, un article de Stephen March analysant ces effets disait que « nous vivons dans un isolement qui n’aurait jamais été imaginable pour nos ancêtres, et pourtant nous n’avons jamais été aussi accessibles ».

Ainsi, alors que la distance entre notre vie réelle et celle que nous nous inventons – pour tromper les autres et notre mal-être – grandit, l’empathie et l’entraide se marginalisent. Partager de belles histoires et « aimer » les pages des ONG ne suffisent pas à faire de nous quelqu’un de bien. Seulement à se faire passer pour tel.

Être ce que l’on montre est un défi que peu relèvent. Revenir à la doctrine existentialiste pourrait être une solution : « l’Homme n’est rien d’autre que ce qu’il fait » disait Jean-Paul Sartre dans L’existentialisme est un humanisme. La réalité virtuelle, notre « Second Life », ne laisse donc pas de place pour l’être puisqu’elle n’est pas faite d’action. N’oublions pas que nous ne sommes pas définis par ce que nous montrons, ce que nous dénonçons sur la toile, mais par nos actes, notre humanité. Alors peut-être les Nikhom Thephakaysone seront moins nombreux.


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