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Je serai le sang

Steve Gagnon revisite Britannicus à la Licorne.

Après le succès de Ventre l’an dernier, Steve Gagnon réinvestit le théâtre de La Licorne avec une réécriture du Britannicus de Jean Racine. L’histoire originale de Racine est inscrite dans l’histoire romaine ; elle raconte la passion de l’empereur Néron pour Junie, la fiancée de son demi-frère – le personnage éponyme. S’ensuit un drame familial où Néron essaye de s’émanciper de sa mère Agrippine et de gagner son rapport de force avec Britannicus.

Dans cette version québécoise, En dessous de vos corps je trouverai ce qui est immense et qui ne s’arrête pas, la prose gagnonesque remplace les alexandrins de l’âge classique et magnifie les thèmes de la tragédie originelle. Les passions amoureuses ne sont pas seulement au cœur de la discorde, mais donnent le la de la pièce d’emblée. Au contraire de Racine, Gagnon, metteur en scène de son propre texte, n’est pas concerné par la bienséance et la bonne morale de sa pièce, quitte à troubler son public, pourtant plus libéré que la cour de Louis XIV.

La représentation s’ouvre brusquement, faisant taire l’assistance. Et pour cause : au lieu des trois coups du brigadier, ce sont les gémissements de Junie sous le corps de Britannicus qui se font entendre. Apparaissant au fond de la scène, dépassant à peine des coulisses, les deux acteurs en nu intégral s’abandonnent dans les bras l’un de l’autre.

Cette importance des corps hante la pièce de tout son long. Les rapports entre les personnages sont régis par des pulsions animales assez brutales, que ce soit la relation entre une mère castratrice et ses deux fils ou l’autre triangle amoureux de la pièce, les frères Néron et Britannicus et Junie, la fiancée de ce dernier. Les liens charnels entre mère et fils se traduisent en dispute physique. Néron, prisonnier de l’environnement hermétique que lui a construit sa mère, est rendu fou par un désir de vengeance. Ce qu’il veut, c’est se venger de son frère, qui arrive à être heureux dans cet espace quasiment clos, et de sa mère, qui inhibe sa folie des grandeurs. Face à sa famille, il se considère en monstre, face à la beauté de son frère, il est le sang. C’est la vengeance d’un corps monstrueux sur le corps des autres. Cette vengeance prend tout son sens lors de la scène de viol, où Néron au bord de la folie, prend Junie de force devant son frère, qui a été drogué.

Le chaos familial est représenté par un décor insalubre et malsain. Il y a un mur défoncé, un frigo par terre et des matelas en vrac. Les personnages errent dans ce milieu, s’y perdent et s’entretuent. Les tirades passionnées dans la version de Gagnon ont plus de force encore que chez Racine, car elles sont directes, le rôle intermédiaire des confidents étant supprimé, pour ne garder que les personnages principaux. Ainsi, chaque personnage se lance tour à tour dans des monologues intenses et violents pour expliciter les relations qui les unissent aux autres protagonistes. Jalousie, amour, haine, toutes les pulsions humaines sont présentes.

On sort du théâtre de La Licorne conscient d’avoir vu une grande pièce, un spectacle violent, troublant comme Steve Gagnon en a l’habitude.


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