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Salves à blanc

Maguy Marin a ouvert ce samedi la saison 2013–14 de « Danse danse ».

Il n’y avait pas de grand rideau rouge sur le plateau du Théâtre Maisonneuve pour accueillir Salves, la pièce majeure de la chorégraphe française Maguy Marin. Dès l’entrée dans la salle, le décor de la pièce est éclairé par la lumière démystifiante de l’avant-spectacle. C’est sous cette même lumière que débute la pièce, lorsque l’un des interprètes émerge d’un siège du public pour se hisser sur scène. Lentement, il tire un fil imaginaire qu’il déploie de cour à jardin. Puis il invite une danseuse, auparavant dissimulée parmi les spectateurs, à entreprendre le même travail. C’est seulement quand ils sont sept à soupeser ce câble fictif que le noir reprend sa place de droit dans la salle.

À partir de ce moment et pendant 1h10, Salves est une succession stroboscopique de mini-tableaux : une femme accroupie tente de recoller une assiette, on met la table, on casse l’assiette, on se jette dessus des objets en tous genres, un Jésus miniature accroché à un hélicoptère télécommandé débarque sur scène. Des silhouettes courent dans la pénombre en tenant des lampes de poches, une femme gifle un homme. Une statue de la liberté s’écrase avec fracas sur le plancher. On remet la table. On accroche Guernica au mur, mais il tombe. Alors on accroche La liberté guidant le peuple, mais elle tombe aussi. Pendant ce temps, dans ce décor – peut-être cave, peut-être hangar – trois magnétophones ne cessent de tourner.

« Il faut organiser le pessimisme » disait Walter Benjamin. « Travailler donc à faire surgir ces forces diagonales résistantes, sources de moments inestimables qui survivent à l’oubli » écrit Maguy Marin. Il faut en effet reconnaître à Salves l’audace d’un pari : celui de transformer l’épuisement évident de la danse contemporaine en une redéfinition de l’art du spectacle. Le pari qui veut, somme toute, prendre une triste courbe téléologique et en faire une fonction exponentielle : celui de la complexité, de la transpiration intellectuelle (la librairie Gallimard va jusqu’à proposer une vitrine Salves composée des ouvrages ayant inspiré la pièce). Maguy Marin tente courageusement de reconsidérer le rapport corps-conscience-représentation et choisit donc le rang d’avant-garde, un travail difficile mais nécessaire.

Salves est donc une pièce de l’engagement. Pendant le spectacle, un des interprètes écrit sur un tableau la phrase suivante : « Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à chanter ». On y reconnaît la marque de l’engagement camusien, d’un Sisyphe qui remonterait inlassablement sa pierre en haut de la montagne, mais qu’il faudrait quand même « imaginer (…) heureux » puisqu’il continue à se mouvoir, et donc à vivre. Le problème de Salves, c’est qu’en voulant reconsidérer les barrières entre les arts et leur représentation, Maguy Marin extrait la danse du spectacle ; voire même le spectacle du spectacle. Le résultat est simple : Sisyphe ne bouge plus, il perd tout élan vital, il est malheureux. À l’instar de ces trois magnétophones factices, le spectacle s’enroule sur lui-même inlassablement, en n’emportant avec lui rien d’autre qu’une vieille bande magnétique.

Dans la notice au spectateur, la chorégraphe parle de « catastrophes collectives du XXe siècle », de « champ de ruines dépourvus d’inscription dans l’histoire, c’est-à-dire sans mémoire ni devenir ». Salves est en effet également une pièce de la mémoire, une pièce politique. Et c’est peut-être là que réside l’incohérence majeure du propos. On ne joue pas un tel spectacle en intérieur. Le théâtre a une mémoire esthétique et émotionnelle. La mémoire politique, elle, ne se danse pas à l’abri sur les planches, mais à découvert et dans la rue, exposée aux seules et vraies « Salves », celles des pavés.


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