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Adèle intime

Avec “La Vie d’Adèle”, Abdellatif Kechiche livre un chef‑d’œuvre de cinéma-vérité.

Adèle a 16 ans. C’est une adolescente de la banlieue de Lille, avec ses lectures, sa bande de potes, ses flirts. Sa vie bascule lorsqu’elle croise le regard d’Emma, une femme envoûtante aux cheveux bleus. S’ensuit une relation amoureuse où Adèle explore ses tendances homosexuelles.

Rien de plus banal comme scénario, si ce n’est la nature et la force de la relation entre les deux personnages principaux. Ce film aurait pu passer inaperçu mais c’était sans compter le génie de Kechiche et le formidable travail de ses actrices, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos. L’intrigue est sans importance, sans rebondissement aucun, sans climax. Il n’y a pas de suspense, le spectateur n’a aucune attente. La force d’Adèle tient en effet plus à ses personnages et à la mise en scène qu’à la narration.

Kechiche prend son temps dans ce récit d’apprentissage avec près de trois heures d’images. Il développe dans la longueur un plan de vie de cette belle Adèle qui affronte les doutes de l’adolescence et l’entrée dans le « vrai monde ». Chose étonnante, on ne tombe pas dans le cliché du film à thèse ou à morale, il n’y a pas ou peu de visée sociale, pas de vision sociologisante. La Vie d’Adèle est en cela un bijou de mise en scène, misant sur les émotions plus que sur les idées, le jugement. C’est un film où le corps a toute sa place, comme en témoigne les plans rapprochés, très fréquents tout au long du métrage. Ce n’est pas un film sur l’homosexualité ; là où la magie opère, c’est que l’on oublie que le couple est un couple lesbien, on croit à la passion qui unit Emma et Adèle, que pourtant tout oppose. Adèle est perdue dans l’univers intello-gay de sa petite amie, elle qui est terre-à-terre et simple. Elle est trop jeune pour être exposée à un tel milieu, encore pleine d’illusions nourries par ses lectures, La Vie de Marianne en premier lieu, le chef‑d’oeuvre de Marivaux.

La force du film de Kechiche tient dans sa captation du viscéral, d’une réalité des plus rugueuses. En cela, les scènes de sexe sont primordiales. Contrairement à tant de mauvais chick flicks, où « le coït ne peut jamais être montré [alors que] tout tourne autour de lui » selon Adorno, La Vie d’Adèle nous expose à plusieurs scènes très crues, à la limite de la pornographie. Loin d’être scandaleuses, ces scènes donnent une dimension plus vraie à cette relation amoureuse, nous la livre dans toute sa violence, toute sa bestialité.

Kechiche ne veut pas flatter son public, il veut faire un grand film. Quitte à faire preuve d’autodérision. C’est un autre aspect d’Adèle qui peut être incompris, la capacité de Kechiche à se moquer de son propre film. Il tire tous les traits, sombre souvent dans le cliché (on pense notamment aux discussions soi-disant intellectuelles des vernissages d’Emma, qui sont d’une vacuité sans nom) mais tous cela est en fin de compte très ironique. Au lieu du film d’auteur fantasmique et rasoir de près de trois heures qui multiplie les références intellectuelles – ce à quoi certains pouvaient s’attendre – Kechiche nous offre un long-métrage sublime et drôle, intelligent et travaillé. C’est un bonheur de se laisser porter par ces images qui méritent leur Palme d’Or, images d’autant plus agréables au vu du charme d’Adèle et Emma, un couple beau dans sa différence, dans sa faiblesse, dans sa vérité.

C-Vie d'adele


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