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De McGill Français au Printemps Érable

Comprendre la lutte étudiante, de 1969 à 2013, dans le contexte québécois 

Webmestre, Le Délit | Le Délit

La force d’un mouvement protestataire est de rallier plusieurs causes sociales dans un même but. C’est ce qu’a réussi le mouvement étudiant contre la hausse des frais de scolarité en 2012, et plusieurs années auparavant ce qu’a fait d’Opération McGill français, un mouvement marquant dans l’histoire du Québec.

Les médias de masse anglophones n’ont rien compris à 2012. La mauvaise couverture accordée au mouvement étudiant contre la hausse des frais n’émane pas nécessairement d’un mauvais journalisme,  mais plutôt d’une incompréhension du fait français, de la lutte nationaliste québécoise.

« Je ne comprends pas comment vous pouvez vous battre pour une hausse de 1625 dollars alors qu’aux États-Unis, on paye de 20 000 à 40 000 dollars ». Ce genre d’arguments est fondé sur la notion d’éducation en tant que produit de luxe et ne prend pas en compte la position de la culture québécoise en Amérique du Nord. Depuis les années 1960 et la publication du Rapport Parent, l’accessibilité aux études supérieures est une priorité de la lutte sociale québécoise.

Selon Marc Raboy,  professeur en Histoire de l’Art et Communication à McGill et étudiant lors de l’«Opération McGill », le Rapport proposait une « démocratisation » de l’institution scolaire. Le gel des frais de scolarité qu’il proposait n’était qu’une mesure transitoire, établie dans l’optique plus large de l’élimination complète de ces frais sur le long terme.

1 500 pages et près de 600 recommandations ; un symbole de la Révolution tranquille des années 60. L’accessibilité et la démocratisation du système d’éducation que le Rapport postule deviennent un point d’ancrage de la collectivité québécoise. Il marque une unification du système d’enseignement public en vue de faciliter le passage aux études supérieures – c’est comme cela que les Collèges d’enseignement général et professionnel (cégéps) voient le jour.

Ces institutions sont un échec à leur début. À cause d’un manque d’organisation du gouvernement, la première vague de diplomés des cégeps font face à un nombre très restreint de place dans les universités. « McGill français arrive en 1969 dans un contexte ou l’UdeM est la seule université francophone à Montréal », rappelle au Délit Roger Rashi, étudiant en sociologie à McGill de 1966 à 1970 et un des organisateurs de l’«Opération McGill ». En 1969 ce sont  « 10 000 étudiants des cégeps qui se sont fait dire qu’ils n’auraient pas de place à l’université ». McGill francais venait répondre à ce besoin-là.

Marée Humaine

Le 28 mars 1969, Le Mouvement pour l’intégration scolaire (MIS) organise une manifestation, exigeant la francisation de l’Université McGill.  L’«Opération McGill » est organisée, entre autres, par le jeune professeur de sciences politiques Stanley Gray, membre fondateur du MIS.

La marche débute au carré Saint-Louis et prend l’ouest sur la rue Sherbrooke. Une fois rendus au portail Roddick, les manifestants font face à un grand nombre d’agents de sécurité et au Service de police de la Ville Montréal,  appelé en renfort par l’administration de l’Université. Une courte  altercation avec les forces de l’ordre s’ensuit, sans incident majeur à déclarer.

La manifestation est, à l’époque, le plus grand rassemblement à Montréal depuis la Seconde Guerre Mondiale. Elle se solde par une quarantaine d’arrestations et fait quelques blessés dans les deux camps.

Le radicalisme à McGill

Selon Roger Rashi, l’université anglophone du flanc sud du Mont-Royal, « de 1960 à 70 McGill était l’université avec le plus d’agitation et le plus de mouvement radicaux ».

Le 3 décembre 1968, onze membres du MIS ont occupé le centre d’information du campus McGill pendant quelques heures avant d’être évacués par les forces de l’ordre. Selon Joël Pednault, le Vice-Président de l’Association des Étudiants de Université de McGill aux affaires externes en 2011–2012, sur les ondes de CKUT, « c’est à ce moment là que les mouvements sociaux du Québec ont rencontré les mouvements politiques de McGill ».

Stanley Gray, jeune professeur en sciences politique à McGill, menait une bataille contre l’administration universitaire. Il avait formé un groupe, conjointement avec Marc Raboy, alors éditeur au McGill Daily, qu’il ont baptisé la Students for a Democratic University (SDU),  « ne dépassant jamais les 200 personnes ». La SDU deviendra ensuite la Radical Student Alliance, un acteur majeur dans l’organisation de la manifestation du 28 mars.

Janvier 1969. Gray interrompt une réunion du Sénat et de l’Assemblée du Conseil des gouverneurs en scandant « Révolution », « Vive le Québec socialiste », « Vive le Québec libre ». Le mois suivant, il est invité à prendre la porte. Gray avait toutefois réussi, pendant son temps à McGill, à tisser des liens avec le président du Conseil central du Montréal Métropolitain (CSN), Michel Chartrand. Le 28 Mars, la CSN donnait son accord à la marche et recommandait à ses affiliés la distribution de Bienvenue à McGill, une édition spéciale en français du quotidien des étudiants mcgillois, imprimé à 100 000 exemplaires, contre 14 000 en temps normal. Le numéro a créé une onde de choc sur le campus ; « on voulait nous congédier », se rappelle Raboy.

Dans ce numéro spécial, le comité éditorial du McGill Daily dénonçait le manque de francophones dans les instances directrices et administratives de l’université et appuyait la marche :

« Sachant, de par notre expérience immédiate, que McGill est au service des monopoles anglo-américains et que ceux-ci travaillent contre les intérêts du peuple québécois, nous publions ce journal pour faire savoir au peuple québécois ce que nous connaissons du véritable rôle de McGill. Nous le publions en appui à la manifestation du 28 mars, l’Opération McGill, et, de là, nous nous joignons aux revendications des étudiants et travailleurs.
McGILL FRANÇAIS
McGILL aux QUÉBÉCOIS »

 

Raboy, journaliste et activiste, prenait part à la marche « en tant que manifestant. Tout le monde a un point de vue politique et c’est aussi bien ne pas le cacher ».

En opposition, la position générale de l’administration à l’époque était de nier tout fossé séparant l’institution de la société québécoise. Deux figures faisaient tout de même chemin à part : Laurier Lapierre, directeur du programme d’Études sur le Canada-Français, et Michael Oliver, Vice-principal à la vie académique. Oliver proposait une hausse des inscriptions des étudiants francophones de 7 % à 20 % avant 1974, l’adoption d’une politique de bilinguisme pour l’administration et l’incorporation de cours en français dans chaque faculté. Lapierre, quant à lui, proposait une université complètement bilingue dans laquelle tous les cours seraient offerts en français. H. Rocke Robertson, le Principal, s’est dit d’accord d’offrir des cours optionnels en français, de rendre bilingue l’administration, de permettre la remise des examens en français, d’accroître la coopération avec les autres établissements francophones et d’encourager la recherche sur le Canada français. Rien de plus.

Enjeu étudiant, lutte populaire

Les années 1960 et la Révolution tranquille ont constitué une période de changements sociaux et politiques importants au Québec. « À partir de 1966, on a commencé à ressentir les limites de la Révolution tranquille, se souvient Marc Raboy, et on cherchait à pousser les revendications de la Révolution tranquille plus loin ». L’action directe prend désormais le premier plan.

Opération McGill arrive donc dans un contexte d’intensification de la lutte populaire générale.  Plusieurs occupations ont lieu dans les cégeps et les universités, notamment l’occupation et la destruction du centre d’informatique à l’Université Sir George Williams (aujourd’hui le campus du centre-ville de l’Université Concordia), et le Front révolutionnaire de libération du Québec (FLQ) bombarde la Bourse de Montréal.

Le changement de nom d’«Opération McGill » à « McGill français » dans la mémoire collective enlève une grande partie de la signification du mouvement. Opération McGill regroupait autant des revendications étudiantes, que nationalistes et ouvrières. « McGill aux ouvriers », « McGill français » et « université populaire » scandaient ensemble les manifestants au portail Roddick. McGill  incarnait les maux de ces trois segments de la société.

Premièrement, les ouvriers francophones du Québec venaient d’apprendre, par la Commission sur le bilinguisme et le biculturalisme, qu’ils occupaient le dernier échelon salarial au Canada.

Deuxièmement, l’axe gauche nationaliste revendiquait une éducation francophone aux fils d’immigrants, faisant notamment référence à l’éducation anglophone des fils d’immigrés italiens à Saint-Léonard. Ceux-ci dénonçaient également la nature colonialiste de l’institution et exigeaient que McGill s’intègre au Québec plutôt que de seulement y rester installée. C’est qu’à McGill en 69, les francophones ne représentaient que 8% des étudiants. Les manifestants demandaient une francisation progressive de l’université pour finalement la rendre unilingue francophone en 1972.

Finalement, les étudiants francophones dénonçaient le fait que les universités anglophones recevaient 30 % du total des subventions accordées aux universités québécoises, alors que la population non-francophone s’élevait à 17 %, et que les anglophones occupaient 42 % des places dans les universités québécoises. L’université McGill recevait, et reçoit toujours, la plus grande part.

La manifestation éphémère qui a regroupé ces diverses demandes sociales sous une même bannière n’a pas mené à une organisation sociale et activiste permanente. Dans le court terme, en cherchant l’impact concret de la manifestation, McGill français n’aurait pas été une réussite. La séparation de McGill d’avec la société québécoise ne s’était pas améliorée, et ce, malgré le plaidoyer de l’université à la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme en 1965, selon lequel elle prendrait « un rôle plus actif et vigoureux dans le nouveau Québec ».

Toutefois, selon Roger Rashi, McGill français marque le début d’une période historique : c’est « le début d’une révolution à l’intérieur de la Révolution tranquille. McGill français est le début d’une période beaucoup plus radicale au Québec de 1969 a 1980. Ce sont entre 15 à 20% des étudiants au Québec qui ont pris la décision de quitter la structure d’éducation postsecondaire entre 1970–1975 pour se concentrer sur l’action contestataire ». De plus, le système des Universités du Québec a ouvert ses portes en septembre ’69, incluant sa branche montréalaise (UQAM) et a fourni assez de places aux étudiants émanant des cégeps.

En route vers le référendum de 1980, le mouvement nationaliste de gauche est gobé par le Parti Québécois, centro-droitiste et englobant la plus grande partie du mouvement d’indépendance sous un toit de nationalisme traditionnel. Le Parti Québécois, tout comme la société Saint-Jean-Baptiste, s’est toujours dissocié de l”«Opération McGill ». Les ouvriers, quant à eux, chemineront vers le Front commun de 1972.

Le Printemps érable

À ce jour, l’objectif de gratuité scolaire du Rapport Parent n’a toujours pas été atteint. Le rapport affirmait que « les bénéfices de l’éducation dépassent l’individu et la localité ; le progrès de l’enseignement sert principalement les intérêts généraux de la société, de sorte qu’on peut et qu’on doit désormais considérer l’éducation comme une entreprise nationale ». Le « fait français » demeure un élément de base de tout mouvement de lutte pour une éducation accessible. Pour Rashi, la position de la culture francophone minoritaire en Amérique du Nord fait en sorte que « l’accès à l’éducation supérieure est cruciale pour le maintien et l’expansion d’une culture riche ».

Toutefois, depuis quelques années, le modèle érigé par le Rapport Parent est complètement négligé par les politiques néolibérales de la gouvernance de la dernière décennie. « L’endettement étudiant et les politiques néolibérales du Parti Libéral du Québec de Charest et du Parti Québécois de Marois restreignent l’accès [à l’éducation] de plus en plus », conclut Rashi. À l’État québécois des années 1960, qui concevait l’éducation comme un droit pour tous et un projet gouvernemental, on a depuis 2003 substitué un État, sous deux gouvernements, qui considère l’éducation comme une marchandise. Cette arrivée d’une idéologie néolibérale détruit le modèle québécois avancé par la Révolution tranquille.

Le mouvement étudiant a évolué en une lutte sociale contre cet ensemble des politiques néolibérales et on ne peut donc pas le comprendre, lui ou l’opération McGill, sans comprendre la question nationaliste.

Aujourd’hui à McGill

La place de la langue française a peu changé à l’université. Les francophones comptent maintenant 6000 étudiants, soit 17,5% de la communauté. McGill reste essentiellement une institution anglophone. Les services administratifs ne sont que sporadiquement disponibles dans la langue officielle de la province, et depuis le 1er mai 2005, l’AÉUM n’a pas actualisé la traduction de sa constitution.

L’administration ne fait aucun effort pour promouvoir la langue française. Le Centre d’Enseignement du Français (CEF) est surchargé. Même si les étudiants étrangers le souhaitent, ils n’arrivent pas à trouver une place. Sans possibilité d’apprendre le français, les étudiants anglophones peinent à, après leur graduation, entrer sur le marché du travail au Québec, entre autres en raison de lois et chartes le régissant. La province perd ainsi plus de 80% des étudiants formés dans son université la plus réputée.

On voit bien, après plus de quarante ans de lutte que le français n’est pas une avenue rentable à McGill. Le dernier rapport « annuel » du français à McGill date de 2005–2006.

Revendications d’Opération McGill :
1- Que l’enseignement soit donné en français à McGill, avec une francisation progressive de l’université :
50 % en 1969–1970,
75 % en 1970–1971,
100 % en 1971–1972
2- Que McGill accepte une partie des 10 000 cégépiens dès septembre 1969
3- Que McGill implante une politique de parité des frais de scolarité avec l’Université de Montréal (200 dollars) en attendant la gratuité scolaire
4- Que soit aboli le Centre d’études canadiennes-françaises qui scrutait les Québécois comme une espèce de nature différente
5- Que la bibliothèque McLennan soit ouverte au grand public
6- Que soit donné la priorité aux intérêts nationaux dans la recherche.
7- Que soit implantée une représentation tripartite au Conseil des gouverneurs : un tiers étudiant, un tiers personnel enseignant et non-enseignant et un tiers représentant direct du peuple québécois.

Dernière modification : le 20 février 2013.


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