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Un jour à la commission

Mettre à jour la corruption

Au 9e étage de la tour du 500 avenue René-Lévesque, a lieu un ballet incessant de journalistes, avocats et employés. L’étage abrite la commission Charbonneau, qui doit siéger jusqu’en octobre 2013. Son mandat, voté par le gouvernement libéral de Jean Charest en novembre 2011, prévoit « d’examiner l’existence de stratagèmes [et] de dresser un portrait de ceux-ci qui impliqueraient de possibles activités de collusion et de corruption dans l’octroi et la gestion de contrats publics dans l’industrie de la construction ». Étant donné la nature de la commission d’enquête, la sécurité est renforcée. Fouille automatique des sacs, détecteurs de métal, agents de sécurité postés stratégiquement… rien n’est laissé au hasard.

Dans la salle d’audience, les avocats prennent place. Certains travaillent pour la Couronne, d’autre pour la commission, la ville de Montréal ou encore des associations de construction. « J’ai un pot-de-vin pour toi », lance en plaisantant un avocat à son collègue, en attendant le début des audiences. « La commission est présidée par l’Honorable France Charbonneau. Levez-vous. »

La présidente, France Charbon-neau, surplombe l’assistance. À sa droite, le commissaire Renaud Lachance. En face se trouve le témoin. Légèrement en retrait et à sa gauche, la personne en charge de l’interrogatoire : un des procureurs. Cinq caméras retransmettent en temps réel toutes les audiences. En tout, pas moins de cent personnes travaillent pour la commission, qui est dotée d’un budget de 14 millions de dollars. Après une brève présentation des procureurs, le témoin du jour, Michel Leclerc, propriétaire de l’entreprise Terra-mex, est assermenté. 

« Vous déclarez solennellement dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ?
‑Oui », répond Leclerc.

Pendant plusieurs heures la procureure en chef, Maître Sonia LeBel, interroge Michel Leclerc sur les contrats que sa firme a exécuté. Les contrats sont examinés minutieusement. Le contrat était-il truqué ? Y avait-il de la sous-traitance ? Qui a organisé le trucage ? Qui a été désigné d’avance pour remporter l’appel d’offre ? Contrats après contrats le même constat apparaît : les « soumissions de complaisance » étaient de norme. Une soumission de complaisance a lieu lorsque toutes les compagnies qui participent à un appel d’offre se mettent d’accord pour choisir qui aura la soumission la plus basse et donc qui pourra remporter le contrat. Leurs soumissions ne sont pas basées sur le prix réel ; elles font en sorte que toutes les soumissions soient plus chères que celle désignée pour gagner. « La libre concurrence est juste un concept utopique si je comprends bien », conclut la procureure.

La minutie des procureurs et commissaires de la commission n’a pas comme unique but d’éclairer le public sur la corruption dans le secteur de la construction. « Suite à toutes les audiences publiques, il y aura un rapport qui sera soumis avec toutes les recommandations », explique Richard Bourdon, le directeur des communications de la commission. « Les commissaires n’ont pas juste à entendre des témoins, ils doivent après trouver des pistes de solution et soumettre un rapport au gouvernement ».

La commission n’est cependant pas un tribunal – la mission d’enquêter pour porter des accusations criminelles revient à l’Unité Permanente Anti-Corruption (UPAC).
« Il y a une très bonne collaboration entre les organismes », assure Bourdon. « Dans le mandat, une des règles c’est de ne pas nuire aux enquêtes et aux procédures criminelles en cours. »

La commission est là avant tout pour faire lumière sur la corruption.
« Les arrestations qui ont lieu n’ont rien à voir avec la commission Charbonneau. Elles sont faites par l’UPAC qui travaille indépendamment de la commission », confirme Marcel Danis, professeur de sciences politiques à l’université Concordia, qui enseigne sur le sujet de la corruption. Chaque témoin est ainsi ré-interrogé avant de témoigner. « Pour chaque question, [les procureurs] connaissent la réponse », explique Danis. « Le témoignage vient lorsque le témoin a déjà témoigné en privé avec le procureur [de la couronne] et la police. Ils doivent faire passer leurs témoins dans un certain ordre en fonction des réponses qu’ils donnent. » Malgré l’ampleur de la corruption et de la collusion, le système n’est pas à l’abri d’erreurs.

«-Est-ce qu’il y a quelque chose de particulier par rapport à cet appel d’offre ? », demande LeBel au sujet d’un contrat d’une dizaine de millions de dollars.
Leclerc regarde attentivement le nom des soumissionnaires.
«-Oui effectivement il y a quelque chose d’assez cocasse. L’entrepreneur, Frank Catania, ce n’est pas lui qui était désigné pour avoir le contrat », reconnaît Leclerc.

Les entreprises, au moment de se mettre d’accord, s’étaient trompées dans le montant des soumissions. Parfois l’ampleur de la corruption atteint des sommets vertigineux. Pour un contrat estimé à 2.6 millions de dollars, incluant une marge de profit raisonnable, la facture a été de 3.3 millions pour la ville.

« Je vois qu’il est rentré avec une bonne marge, commente Leclerc.
‑Les bras croisés pour brasser du papier on fait 700 000 dollars, c’est une belle marge de profit?, ironise la procureure.
‑Il y a les politiques à payer », répond Leclerc, en référence aux 3% que les entrepreneurs payaient en pot-de-vin au parti de Gérald Tremblay selon le témoignage de Lino Zambito.

Malgré la mise en place des recommandations du rapport Duchesneau, ancien patron de l’UPAC, Danis reste sceptique quant à la fin de la corruption à Montréal.
« Le problème reste le même. Tant que le gouvernement obligera les villes à donner les contrats aux soumissions les plus basses, il y aura des problèmes », explique Danis. Cette règle avait été mise en place pour empêcher que les contrats soient attribués aux amis d’hommes politiques. « Il vont devoir trouver quelque chose d’autre », conclut Danis. 


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