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Quatorze heures en onde

Depuis dix ans, la radio CKUT organise le Marathon des sans-abri et donne ainsi une voix aux personnes itinérantes.

Webmestre, Le Délit | Le Délit

Le 22 février à 17 heures commençait le Marathon des sans-abris, un événement qui s’étend du coucher au lever du soleil. Sur la fréquence 90,3 FM, la radio communautaire CKUT diffusait pendant 14 heures des témoignages et des reportages concernant les enjeux de l’itinérance. Pour en parler, des personnes itinérantes, des intervenants de la rue, des politiciens et même des enfants se passaient le microphone pour relater leur vécu ou leur vision de la vie dans la rue.

Malgré le fait que la misère soit encore loin d’être éradiquée, Aaron Lakoff, le coordonnateur du 10e Marathon des sans-abri à CKUT, se dit très satisfait des avancées de cette année. « Quarante et une stations de radio ont diffusé le Marathon, ce n’est pas rien ! Il y a encore un long chemin à faire contre la pauvreté et l’itinérance, mais je suis très fier de ce qui a été construit en dix années. »

Avec la participation de stations de radio de partout au Canada, le Marathon se voulait une discussion pancanadienne : principalement représenté en Colombie-Britannique et en Ontario, le Marathon a été diffusé aussi loin qu’au Nunavut et que dans les Territoires du Nord-Ouest.

Le Marathon des sans-abri, outre la diffusion dans les stations CKUT, CINQ (radio communautaire et multilingue du centre-ville) et CJLO (radio de l’Université Concordia), n’a pas fait les manchettes des grands médias.

En fait, le marathon s’est fait voler la vedette par une étude qui met en lumière le profilage social à l’endroit des personnes sans-abri à Montréal, publication financée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

Publié sur le site Internet du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), le rapport souligne « l’augmentation des  constats d’infraction qui ont plus que sextuplé entre 1994 et 2010, l’augmentation de la judiciarisation dans le métro, le ciblage et le profilage des personnes en situation d’itinérance les plus âgées et l’explosion des coûts pour les personnes itinérantes et le système pénal. »

En publiant ce rapport, le RAPSIM désire lever le voile sur une réalité qui aurait dû changer depuis que la Ville de Montréal a décidé, en 2004, de ne plus mettre derrière les barreaux des personnes sans-abri pour non-paiement d’amende. La Ville de Montréal n’a toutefois pas voulu commenter la sortie du rapport, laissant au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) la responsabilité de communiquer sur le sujet.

« On ne conteste pas les chiffres du rapport. Par contre, il faut se remettre dans le contexte que l’itinérance est en hausse. Tout proportion gardée, si le phénomène a amplifié, on émet autant d’infractions qu’en 2004 », affirme Marc Riopel, commandant du poste de quartier 21 et en charge des dossiers sur l’itinérance. Il ajoute qu’il ne faut pas non plus mêler les policiers et les inspecteurs du STM, car beaucoup d’infractions sont appliquées pour le non-respect de passage dans le métro.

Le rapport reste négatif face aux mesures de rechange pour freiner l’émission de contraventions à l’encontre des sans-abri : « Du côté de la police, les équipes mobile de référence et d’intervention en itinérance (EMRII) ou même celle de médiation urbaine (EMU) n’ont aucunement permis de ralentir l’émission de constats ou même de réduire la situation des personnes surjudiciarisées » termine le rapport publié par des chercheures des universités de Montréal et d’Ottawa.

Marc Riopel soutient que les techniques d’enregistrement électronique des infractions, en 2012, permettront un meilleur suivi de chaque cas. La SPVM espère ainsi diminuer le taux d’infraction puisque « le premier réflexe du policier ne devrait pas être de donner une infraction, mais de donner de l’aide », souligne le commandant de la SPVM. M.Riopel encourage d’ailleurs les policiers à discuter avec les individus qui ont un comportement répréhensible. Il assure que le service de police demande maintenant aux policiers d’être plus indulgents : « Ce sont les plaintes des citoyens et des commerçants qui nous obligent à intervenir. Les comportements comme dormir sur un banc de parc sont tolérés. »

Toutefois, après la publication du rapport sur l’augmentation des constats d’infractions, Montréal se révèle plutôt rigide pour ceux qui vivent sans domicile fixe. Il n’y a pas de baisse des taux d’itinérance contrairement à Vancouver par exemple, comme le souligne un recensement fait en mai 2011. Bernard St-Jacques,  organisateur communautaire pour le RAPSIM admet qu’il y a « aggravation du phénomène ».

Il tient toutefois à préciser que le Marathon, comme beaucoup d’autres initiatives, fait partie d’une démarche positive de lutte contre la pauvreté. L’idée de diffuser durant la nuit en fait un concept attrayant.

Néanmoins, le RAPSIM est un peu moins impliqué au sein du Marathon des sans-abri depuis deux ans. Selon monsieur St-Jacques, « le modèle prend de l’âge ; après dix ans, il devient difficile de se renouveler ».

Pour monsieur Lakoff, l’expérience du Marathon des sans-abri est plutôt un avantage. « On voit chaque année des itinérants qui reviennent participer à l’émission, qui prennent le micro et qui racontent leur histoire. Le Marathon est rendu une véritable institution », soutient monsieur Lakoff. En donnant le micro à des gens souvent ignorés, le coordonnateur jure que les principaux intéressés développent une meilleure estime de soi.

Aaron Lakoff souligne son coup de cœur du Marathon, un témoignage émouvant d’un jeune Inuit dont l’arrivée à Montréal s’est révélée être le début d’une vie itinérante. « On s’adresse aux racines du problème », insiste l’organisateur. Non seulement le Marathon donne la chance aux personnes de la rue de s’exprimer, mais il contient aussi une bonne dose d’entrevues et des reportages explicatifs sur différentes problématiques comme les migrants et l’accès au logement, l’embourgeoisement des villes,  la sécurité alimentaire, la santé dans la rue, etc.

« Il y a un fossé entre les gens qui ont un toit et ceux qui n’en ont pas. Le but du Marathon est de développer le dialogue, de forcer la réflexion, d’encourager à poser des questions pour que les deux parties se rapprochent » conclue Monsieur Lakoff.

Les priorités du RAPSIM demeurent cependant focalisées sur les conclusions du rapport sur le profilage social : « Sans que ce soit une augmentation fulgurante, on nous a fait croire qu’il y avait eu une diminution des infractions, alors que ce n’est pas le cas. »

D’après l’organisateur communautaire, malgré la bonne volonté de la Ville de Montréal, il semble y avoir encore beaucoup de chemin à faire. Il affirme que, pour de nombreux cas de sans-abri, donner des contraventions ne sert à rien. « Des avertissements oui, mais donner des contraventions qui montent à des centaines de dollars, c’est inutile », argumente-il.

Shane Dusseault est un jeune sans-abri qui étudie à McGill. Il sait bien ce que c’est que d’être en situation d’infraction. Il plaide le droit de dormir dans la rue sous un bivouac ou sur le Mont-Royal dans un hamac, prenant en exemple sa situation où il ne dérange pas l’ordre public. « Comment dealer avec des gens comme moi ? En leur donnant simplement plus de droits », conclue-t-il. (Lire l’encadré ci-dessus).

Nicolas Quiazua | Le Délit

Étudiant et sans-abri

Shane Dusseault est un étudiant de 23 ans en philosophie et théorie politique à McGill. Assis à l’entrée de la bibliothèque Redpath, il salue les gardiens de sécurité qui lui retournent la politesse.

- Où dormiras-tu, ce soir, Shane ?

- Sous un bivouac, sur McTavish.

Shane Dusseault est le sans-abri de McGill. Il vivait dans un hamac depuis juillet, puis s’est tourné vers le matelas gonflable avec le froid et la neige. Tout ça, parce qu’il trouve trop cher de payer un loyer.

Il raconte qu’avant cette année, il ne dormait déjà pas beaucoup chez lui. Fils d’une mère alcoolique et d’un père peu présent, Shane s’est inspiré d’un sans-abri rencontré sur la rue pour établir son nouveau mode de vie. « Je suis ouvert d’esprit et j’aime la diversité », explique-t-il.

« Je ne crois pas que ma condition soit très différente des étudiants qui passent leurs journées à la bibliothèque pour étudier et qui retournent chez eux le soir. » La principale différence réside en ce que Shane Dusseault a une toute autre perception de la vie maintenant : il voit avec beaucoup plus de netteté la ligne entre bien nécessaire et bien de luxe ; il considère par exemple que l’argent mis dans un appartement est une perte, qu’un logis chauffé, avec l’eau courante et l’électricité est du superflu.

Une telle expérience de vie remet en perspective sa vision de l’implication du gouvernement dans la société. Il prêche le principe du « revenu minimal », une idée empruntée à Milton Friedman. « Mes amis considèrent que mon mode de vie, d’extrême gauche, contraste avec mes idéologies plutôt conservatrices », commente-il.

Pourtant, le sans-abri McGillois n’est pas un contestataire. « Si j’ai beaucoup réagit à l’autorité quand j’étais plus jeune, je ne le suis plus. Et si je parle aux médias, je le fais de manière naturelle et non pas pour attirer l’attention sur ma réalité. » Il considère qu’en parlant de sa démarche, il montre l’option disponible aux autres étudiants qui auraient envie de vivre comme lui. « Je ne suis pas réactionnaire. Je trouve que les gens consomment trop, mais je ne veux pas m’opposer à eux. Je considère que c’est un problème culturel. Et je m’intéresse aux problèmes culturels ! »

Dans un contexte de lutte contre la hausse des frais de scolarité, celui qui se nomme lui-même « Hobo » a beaucoup à dire sur la conjoncture sans toutefois être solidaire aux opposants de la hausse. « Je suis d’accord avec la hausse pour autant que les prêts et bourses soient ajustés proportionnellement. » Il considère que mettre 1 625 dollars dans les bourses est un bien meilleur investissement que de ne pas hausser les frais. « L’important, c’est l’accessibilité aux études, et pour ce faire, l’accessibilité aux prêts et bourses », conclue celui qui vit grâce à une bourse du gouvernement pour continuer ces études.

Pour l’avenir, Shane se voit comme hobo encore cinq ans, le temps de terminer ses études. Puis, il pense s’acheter un bus dans lequel il pourrait vivre de l’écriture et de recherche. « Au Québec, ne pas avoir de domicile fixe est un mode de vie moins naturel qu’ailleurs, mais il suffit d’avoir le bon équipement et tout se passe bien ! »

Pour accéder aux archives du Marathon des sans-abris : http://​ckut​.ca/​h​o​m​e​l​e​s​s​/​?​p​a​g​e​_​i​d​=​417


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