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Arvida : la mémoire volontaire

« Ma grand-mère, la mère de mon père, disait souvent : Y a pas de voleurs à Arvida ». C’est ainsi que le narrateur de Samuel Archibald commence son récit, ou plutôt ses récits, sur la mémoire de Arvida, sa ville natale.

Pourtant, ce n’est pas le Arvida de son enfance qu’il raconte, puisqu’en 1978, année de sa naissance, la petite ville du Saguenay est annexée à Jonquière. C’est donc dans une volonté de préservation d’un passé révolu que le narrateur collige les histoires de ses amis et de sa famille, avec leurs exagérations, leurs vérités et leurs mensonges, et bien sûr, avec son propre talent de conteur. Les premiers mots du récit renferment de nombreux éléments essentiels du livre (l’oralité, la mémoire des ancêtres, l’ubiquité du mensonge ou de son soupçon), en commençant par ces mots mêmes qui reviennent à plusieurs reprises, et dont le sens est toujours légèrement décalé.

C’est que l’auteur, fils de conteur, a un remarquable sens du rythme et de la répétition. Chacune des histoires a sa petite musique interne, composée d’anaphores et de leitmotivs, typiques de l’univers du conte. C’est en effet l’oralité qui frappe dès le début de la lecture ; non pas l’oralité « folklorisante » des contes transposés sur papier mais bien l’art de rendre la parole vivante, comme il le fait si bien pour le français québécois, contrairement à ces auteurs qui s’essaient au français joualisant tout en gardant les « ne » du négatif, ce qui a pour effet de tuer le réalisme des dialogues les plus terre à terre. Or, Archibald excelle autant dans le réalisme cru des dialogues et des situations que dans le merveilleux de leur évocation par la mémoire des hommes.

Un récit de la mémoire, donc, mais tout à l’opposé de Proust. Le narrateur s’en dissocie d’ailleurs dès le début (en évoquant par le fait même le parallèle) dans un chapitre intitulé « Mon père et Proust », dans lequel la madeleine de Proust devient un May West, ou une « anti-madeleine ». Il termine son livre sur un chapitre intitulé « Madeleines » dans lequel l’importance de se souvenir et de raconter est indissociable des histoires qu’on se raconte entre hommes, plutôt que de la mémoire individuelle : « La seule histoire qui me revient à partir d’une bouchée vient d’une bouchée de MacCroquette ». Encadré par ces références à Proust, le récit s’en affranchit d’une certaine manière, et ne fait aucune autre référence à des œuvres littéraires, ce qui m’a paru étrangement rafraîchissant.

Je dirais que la grande différence entre Samuel Archibald et la plupart de nos auteurs, « universitaires » et autres, c’est qu’il écrit à partir de la réalité, sans toutefois refuser  l’imaginaire, et cela se sent dans chacune de ses phrases. Cette impression au fil de ma lecture s’est cristallisée en lisant ces lignes : « Elle aurait aimé sentir sur sa peau l’odeur fraiche des livres qu’ils achetaient chez les libraires ou l’odeur rance des livres qu’ils dénichaient chez les bouquinistes mais les livres ne laissent pas d’empreintes semblables sur les gens et elle ne trouva jamais sur lui aucune odeur de vieux papier ni aucune odeur de papier neuf ». Mais voilà, Archibald n’écrit pas sur ce qui n’a pas d’odeur. Il écrit directement à partir de la vie, de la parole vive, de ce qui fait mal, de ce qui fait peur, de ce qui nous rend vivants. Il n’est pas un « writer’s writer », ce qui libère en quelque sorte le lecteur littéraire averti. Lisez donc Arvida pour les histoires troublantes, cauchemardesques, grotesques, cocasses, faites-le au repos, pour goûter le style unique de l’auteur, et laissez de côté vos soupçons littéraires d’intertextualité. L’auteur vous donne les références « toutes cuites » au début et à la fin, détendez-vous et lisez le reste pour le plaisir de découvrir ce conteur fascinant.


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