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Dis-moi qui est la plus belle

En février 2007, on annonçait que Kodak ne développera plus de photos en France. Quelle est la place de la photographie argentique (aussi appelée analogique) face au numérique qui ne cesse d’épater la galerie depuis les années 1990 ? Au niveau mondial, on observe depuis quelque temps une disparition progressive des usines de production d’argentique et une constante amélioration des technologies numériques, toujours plus précises, toujours mieux adaptées aux besoins des chasseurs d’images. Dans une société qui ne connaît et ne consomme à peu près que des photos digitales, comment le numérique transforme-t-il l’interaction entre le photographe et son sujet, et de quelle façon revisite-t-il la notion de beauté en photographie ?  Est-ce celle qui se rapproche le plus de la réalité ou celle qui la sublime par une série de modifications numériques ?

Le numérique, ce n’est pas si mal que ça. 

Que ce soit par le biais des journaux télévisés, de la presse quotidienne, d’affiches publicitaires ou de magazines en tout genre, les médias nous bombardent d’images. Le numérique participe activement à cette explosion du visuel et finit par banaliser des événements de grande envergure méritant pourtant toute notre attention. Photographies de reportage, de mode, de documentaire, de publicité, de design : les catégories se déclinent à l’infini et en 2011, on finit par se demander comment distinguer le photographe professionnel de l’amateur ! Il existe bien sûr des formations de photographie. Par contre, celui ou celle qui possède un Canon 5D Mark II et qui manie correctement Photoshop est parfaitement en mesure de rivaliser avec la sphère des photographes reconnus.

Valérie Jodoin Keaton

Valérie Jodoin Keaton, portraitiste documentaire québécoise et ex-membre de The Dears, est l’auteure d’un recueil de photos intitulé Backstage dans lequel elle dévoile les moments intimes des grands noms du rock qu’elle a eu la chance de photographier lors de ses tournées : entre autres The Killers, The Dandy Warhols, Yann Perreau, Les Rita Mitsouko ou encore Paul McCartney.

Son opinion sur le numérique est partagée : « Si on parle de l’apprentissage de la photographie, je ne pense qu’à des résultats positifs, car le numérique est plus abordable pour tout le monde, on peut se permettre de faire beaucoup plus d’essais et d’erreurs et apprendre ainsi plus vite. On peut d’ailleurs donner un appareil numérique à un enfant dès son plus jeune âge. Je pense que les seules répercussions négatives sont liées au fait que le photographe se base beaucoup plus sur l’essai et l’erreur pour obtenir une bonne image, plutôt que sur sa connaissance technique de la lumière. À l’époque du film, les photographes devaient faire beaucoup de calculs et prévoir les résultats d’une exposition choisie. »

L’apparition du numérique a non seulement bouleversé le traitement des informations publiques, mais il a aussi modifié de manière considérable la sphère privée, et en particulier la relation qu’entretient chaque famille avec ce huitième art qu’est la photographie.

Par comparaison avec l’argentique, les appareils numériques sont plus compacts, et ils disposent de cartes mémoires pouvant contenir des milliers de photos, alors que les films sont le plus souvent limités à une trentaine d’impressions. Aujourd’hui, l’erreur ne coûte rien : on a la chance de pouvoir supprimer des photos à notre guise sans se soucier du prix de notre défaillance technique. La technologie numérique a donc eu un impact sur la valeur accordée à une photographie, notamment à cause du nombre infini de photos que l’on peut prendre pour immortaliser un moment ou une action. Si on s’aperçoit que notre cliché est légèrement flou ou en contre-jour, « pas de panique ! », on appuie de nouveau sur le bouton ! La réalité était loin d’être la même au temps ou seul l’argentique existait : le photographe amateur avait plus de mérite si la photo était réussie et le cliché gardait davantage sa magie.

Le pouvoir qu’acquiert le sujet photographié vis-à-vis du photographe professionnel est aussi notable. Valérie Jodoin Keaton souligne ce changement dans les rapports sujet-photographe : « Avec une caméra digitale, le photographe est porté à montrer sur le champ ses photos au sujet, un processus qui ralentit la session photographique et peut interrompre la prise de vue. Le sujet a le pouvoir d’arrêter la séance de photos quand il le désire pour voir le rendu et même donner son input. Il a donc un certain contrôle sur le résultat photographique. »

Akintunde Akinleye

Photoshop et les nostalgiques du négatif

Avez-vous déjà entendu parler de Pixelmator, de Poladroid ou de MyPhotoEdit ? Ces logiciels de retouches à sonorité effrayante sont tous des disciples du maître Adobe Photoshop. Par définition, la retouche numérique est le processus d’altération d’images numériques. Le mot altération devrait vous sauter aux yeux car il connote une dégradation, soit une transformation de la réalité photographiée. La beauté originelle d’une photographie est donc remplacée par une beauté artificielle et factice.

Valérie Jodoin Keaton, quant à elle, voit la révolution numérique d’une toute autre manière : « Par rapport à l’étape post-production et aux retouches sur une photo, je ne vois que du positif dans l’utilisation de logiciels de retouche. Cela donne une part un peu plus artistique au photographe qui se permet de recréer à nouveau une image (en plus de l’originale) et de la modifier selon sa vision. Je ne vois aucune conséquence fâcheuse à cette pratique. Au contraire, le photographe gaspille moins de temps en chambre noire. C’est mieux également pour l’environnement [pas de produit chimique et de gaspillage de papier].»

Il est possible de modifier une image à l’infini et de la détourner de sa fonction de reproduction du réel et donc de sa beauté intacte. Par contre, les critères de beauté et de réussite d’une photographie se fondent-ils davantage sur la prouesse technique du photographe ou sur le contenu de l’image ? Selon la photographe professionnelle, les deux demeurent absolument essentiels : « Tout dépend du contexte : si le sujet ou le moment est très éphémère, la prouesse technique est très importante. Par contre le contenu de la photo est je crois ce qui pèse le plus de poids dans la balance pour un projet d’exposition ou de livre, par exemple. »

L’instigatrice de Backstage croit qu’il peut y avoir une très belle photographie sans message, comme un beau paysage avec une lumière aux tons subtils, par exemple. Par contre, pour un travail dans son ensemble, il doit y avoir une pensée continue, un message, une réflexion sur ce qui est exprimé. « Il peut y avoir d’excellentes photos qui sont prises avec beaucoup de chance », assure la photographe Valérie Jodoin Keaton. Elle ajoute qu’un artiste qui veut réaliser une série photographique au contenu intéressant, mais ne possède pas de talents techniques, peut prendre le temps d’essayer la tactique essai erreur et qu’il finira par y arriver. Par contre, elle tient à préciser « qu’un photographe a besoin d’autre chose, il a besoin d’être très vif et d’avoir un reflexe très développé. Un réflexe pour attraper un moment surtout quand c’est un sujet qui est vivant, il a besoin de beaucoup de rapidité entre l’œil, le cerveau et le doigt qui pèse sur le déclencheur. »

Faire machine arrière

Face à cette multiplication d’images numériques et à la course au meilleur retoucheur, certains photographes décident de se démarquer par un retour à l’argentique. C’est devenu le cas de Valérie Jodoin Keaton lorsqu’elle a décidé de monter son recueil de photos Backstage et qu’elle a choisi une caméra Hasselblad afin d’approcher les musiciens dans les coulisses avant ou après leur spectacle. « Je voulais d’abord m’inspirer d’une de mes photographes fétiches : Mary Hellen Mark, portraitiste et documentariste américaine qui a utilisé un appareil Hasselblad. »

L’artiste admet son faible pour le format carré de l’appareil. « C’est une question d’équilibre. Je voulais centrer le sujet dans un environnement, je voulais limiter l’espace autour du sujet. » La photographe soutient que l’appareil lui-même a su l’aider lors de ses premiers contacts avec ses sujets : cela la dissocie des journalistes-photographes et on la perçoit donc comme une artiste. « L’impression première était très importante pour les sujets qui sont tentés de repousser les porteurs de caméras, surtout lors de l’avant et l’après-spectacle. » Les artistes photographiés, souvent intrigués par l’appareil, voulaient en savoir davantage et participaient d’autant plus au projet de Valérie Jodoin Keaton. De plus, ce type d’appareil vintage l’a contraint à exécuter la tâche rapidement car il ne contenait que douze poses. En moyenne, elle fait son travail en trois ou quatre photos par sujet, ne voulant pas abuser de leur temps et ne voulant pas perdre la spontanéité et la magie de l’échange.

Finalement, Valérie Jodoin Keaton relève le défi, en 2011, de faire un travail photographique uniquement analogique. Elle propose une vision positive du processus de retouche qui valorise la liberté et l’expression artistique du photographe, tout en précisant que le véritable artiste doit savoir prendre son temps et ne pas compter uniquement sur la chance. Par ailleurs, un grand nombre de photographes vont jusqu’à retoucher leur image numérique pour donner un effet « argentique », alors que d’autres scannent leur photos issues de la chambre noire pour faire des retouches numériques. Ces pratiques hybrides en constante innovation participent certes à ouvrir les possibilités artistiques en photographie, tout en prenant en compte la pratique des anciens de la photographie et l’origine de cet art passionnant.

Et vous, que préférez-vous, l’argentique ou le numérique ? Envoyez-nous vos photos à societe@​delitfrancais.​com.


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