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Le parti du dépaysement

Afin d’esquiver encore quelque peu la dure réalité de la rentrée, je vous propose de vous arrêter, le temps d’une chronique, dans ce monde en marge du monde qu’est le roman. Nous y escortent cette semaine Dominique Fortier et sa dernière œuvre, Les Larmes de saint Laurent, parue cet été aux éditions Alto.

L’idée n’est pas nouvelle : tout grand romancier crée un monde qui lui est propre. Une sorte de refuge du réel, un espace libre pour l’imaginaire, une « seconde patrie habitable », pour emprunter les mots du romancier Julien Gracq.

Afin d’esquiver encore quelque peu la dure réalité de la rentrée, je vous propose de vous arrêter, le temps d’une chronique, dans ce monde en marge du monde qu’est le roman. Nous y escortent cette semaine Dominique Fortier et sa dernière œuvre, Les Larmes de saint Laurent, parue cet été aux éditions Alto. Celle qui a signé Du bon usage des étoiles, sur la fatale expédition nordique de John Franklin en 1845, prend encore une fois ici le parti romanesque du dépaysement.

Et ce dépaysement n’est pas à prendre dans son sens métaphorique. Les Larmes de saint Laurent s’ouvre au beau milieu des confettis lancés sur la ville martiniquaise de Saint-Pierre durant le Mardi gras. Nous y rencontrons Baptiste Cyparis, qui se retrouvera, quelques jours plus tard, seul survivant de l’éruption de la montagne Pelée du 8 mai 1902. Le sympathique personnage nous trimballe ensuite au fil de ses aventures à bord des roulottes du cirque Barnum & Bailey. Nous n’en sommes là qu’à la première des trois histoires qui composent le roman.

À l’image des héros de la seconde histoire, le mathématicien anglais Edward Love et sa femme musicienne, qui se rendent aux ruines de Pompéi au début du siècle pour y coller leur oreille au sol, Dominique Fortier apparaît avec ce nouveau roman toute tendue vers le monde, à l’écoute du « bruit en dessous de la terre ». C’est ce même « chant secret » des choses qui réunira deux inconnus dans la troisième histoire, des décennies plus tard, entre stèles et arbres, sur les flancs du mont Royal.

En prenant au pied de la lettre l’exigence de dépaysement de Gracq et en faisant voyager son écriture dans de lointaines contrées, autant géographiques que temporelles, Dominique Fortier révèle un imaginaire singulier, surprenant même, qui ne peut que détonner dans la production littéraire contemporaine aux tendances parfois nombrilistes. Les Larmes de saint Laurent, comme Du bon usage des étoiles avant lui, arrive sur les rayons comme une véritable bouffée d’air frais entre les autofictions et autres littératures de témoignage.

À l’ombre de la montagne Pelée, du Vésuve et du mont Royal (qui, notons-le, n’a jamais été un volcan), entre la terre et le feu, il semble que les ondes qui traversent et secouent l’existence des personnages des Larmes de saint Laurent soient toujours les mêmes, qu’elles s’emploient à faire frémir les feuilles au-dessus de Montréal ou à provoquer l’écroulement de Saint-Pierre. 

C’est cette idée lumineuse qui nous mène d’une histoire à l’autre et assure l’harmonie au sein
d’un ensemble narratif disparate –harmonie également soutenue, il faut le souligner, par une écriture d’une beauté sobre et classique, se permettant quelques éclats lyriques, sans jamais perdre la justesse du ton.

Les Larmes du saint Laurent se lit comme une tentative digne d’Edward Love, qui cherche à élucider « le véritable, le seul enjeu : inventer des formules qui sauraient rendre compte, d’une manière ou d’une autre, de ce que c’était que d’être vivant sur cette planète. » Et n’est-ce pas là ce que c’est que d’écrire un roman : « inventer des formules » pour tenter d’y contenir le monde ? 

Prendre le détour de l’ailleurs, de la fiction, pour mieux révéler notre présent dans sa totalité ? En cherchant la cohésion interne du monde, Dominique Fortier a su trouver celle qui fait un grand roman, où, comme le formule Gracq, « rien ne reste en marge –la juxtaposition n’a de place nulle part, la connexion s’installe partout ». Trois lieux, trois époques, et un seul monde romanesque.


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